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amis, qu’il nous fit admettre l’un et l’autre. Cette société dure encore, et nous sommes très-exacts, comme vous l’imaginez bien, à ne pas manquer une assemblée. C’est une chose admirable de voir la richesse des tapisseries de la salle ou nous mangeons. Les tables sont servies avec une magnificence vraiment royale. Vous seriez émerveillé du grand nombre de domestiques de l’un et l’autre sexe empressés à nous servir et à prévenir nos désirs. Rien n’est plus brillant, mieux travaillé, que la vaisselle d’or et d’argent dans laquelle on sert les mets, qu’on a soin de varier à l’infini, afin de contenter tous les goûts. Il n’y a point d’instrument de musique dont on ne régale les oreilles. Je ne saurais vous dire ni combien on brûle de bougies à ces festins, ni quelle abondance de dragées de toutes les sortes, de confitures de toutes les couleurs, de vins de tous les pays, de fruits les plus recherchés il s’y consomme. N’allez pas vous figurer, mon cher docteur, que nous ayons là nos habits ordinaires, on nous en fournit de si riches, de si précieux, que le moins bien vêtu a l’air d’un empereur. Mais ce n’est pas tout : ce qu’il y a de plus agréable, de plus satisfaisant, ce sont les belles femmes qu’on y fait venir à souhait de toutes les parties du monde. Il suffit d’en désirer une pour qu’elle y paraisse un instant après, fût-elle à deux mille lieues. On y voit la dame de Barbanique, la reine de Basque, la femme du soudan, l’impératrice d’Osbeck, la Chian-chianfère de Norwége, la Sémistance de Berlinsone et la Scalpèdre de Narsie. Mais pourquoi m’amuserais-je à vous les compter ? il doit vous suffire de savoir qu’on y voit toutes les reines de l’univers, jusqu’à la schinchimure du Prêtre-Jean, qui a les cornes entre les deux fesses. Après qu’on a bien bu, bien mangé, bien dansé, chacun passe dans une chambre séparée avec la dame qu’il a fait venir. Vous noterez que chacune de ces chambres paraît une chapelle divinement décorée. Il s’en exhale continuellement des odeurs mille fois plus agréables que celle qui sort des boîtes d’épiceries de votre boutique quand vous faites le cumin. Les lits de cette chambre sont plus riches et plus élégants que celui du duc de Venise. Je vous laisse à penser ce qu’on fait sur ces beaux lits. Tous les frères ont les plus jolies femmes qu’on puisse voir ; mais, à mon avis, Bulfamaque et moi sommes pourtant encore mieux partagés que les autres, puisqu’il fait venir le plus souvent la reine de France, et moi celle d’Angleterre, qu’on sait être les plus belles femmes de leur royaume. Nous avons su si bien faire, que ces princesses n’aiment que nous et ne pensent qu’à nous. Jugez par là si nous devons être plus heureux que les autres, possédant les bonnes grâces de deux reines si puissantes. Vous devez bien vous imaginer que nous savons mettre à profit la tendre affection dont elles nous honorent. Quand nous avons besoin d’argent, nous leur en demandons ; et si nous désirons mille ducats, on nous les donne incontinent. C’est ce que nous appelons, dans notre langage, aller en course ; car, comme les corsaires, nous mettons tout le monde à contribution,