Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/502

Cette page n’a pas encore été corrigée

fournissent tout ce dont nous avons besoin, sans faire le moindre tort à personne. Voilà, monsieur le docteur, l’unique source de notre gaieté et de notre bonheur. »

Le médecin, qui ne comprenait pas ce que Lebrun venait de lui dire, ne laissa pas de le croire de la meilleure foi du monde. Il le pria ensuite de vouloir bien lui apprendre ce que c’était qu’aller en course, lui protestant qu’il n’en parlerait jamais, pas même à sa femme. « Grand Dieu ! que me demandez-vous là ? s’écria Lebrun ; savez-vous bien que je perdrais ma fortune et tout ce que j’ai de plus cher au monde si l’on venait à découvrir que je me suis ouvert là-dessus ? Que dis-je ? ma propre vie serait en danger, et peut-être me précipiterait-on sans pitié dans la gueule de Lucifer de Saint-Gal ; ainsi, n’attendez pas que je vous le dise jamais. » Lebrun ne faisait toutes ces difficultés que pour exciter davantage la curiosité du sot médecin : « Mon cher ami, lui dit alors le docteur, tu peux compter sur ma discrétion ; de ma vie je n’ouvrirai la bouche sur rien de ce que tu me diras, je t’en donne ma parole d’honneur. » Après avoir reçu plusieurs autres protestations d’un secret éternel : « Jugez, lui dit Lebrun, de l’empire que vous avez sur moi, de la déférence que j’ai pour votre qualité de docteur, de l’attachement que vous m’avez inspiré, de la confiance, en un mot, que j’ai en vous, puisque je n’ai pas la force de vous refuser. Vous allez donc tout savoir ; mais j’exige auparavant que vous me juriez, par la croix de Monteson, que vous n’en parlerez de votre vie à qui que ce soit. » Après qu’il eut fait jurer le médecin : « Vous pouvez avoir ouï dire, continua-t-il, qu’il y a douze ou treize ans qu’il arriva dans cette ville un fameux nécroman, nommé Michel Lescot, parce qu’il était d’Écosse. Il fut accueilli avec beaucoup de distinction des plus notables gentilshommes de Florence, presque tous morts aujourd’hui. Lorsqu’il partit, il laissa, à leur sollicitation, deux de ses disciples, à qui il commanda de rendre aux gentilshommes qui l’avaient si bien accueilli tous les services qui dépendraient d’eux et de leur art. Ces deux nécromans servaient lesdits notables, non-seulement dans leurs affaires de galanterie, mais encore dans les autres choses, et s’accoutumèrent tellement au climat de notre ville et aux mœurs de ses habitants, qu’ils résolurent de s’y fixer tout à fait. Ils se lièrent d’amitié avec plusieurs personnes, sans s’inquiéter si elles étaient de famille noble ou roturière, pauvres ou riches, ne s’attachant qu’au caractère et au mérite personnel. Par complaisance pour leurs amis, ils composèrent une société d’environ vingt-cinq hommes, qui devaient s’assembler deux fois le mois dans un lieu qu’ils avaient eux-mêmes choisi. Là, lorsque tous les frères étaient réunis, chacun demandait aux deux Écossais ce qu’ils souhaitaient, et ils satisfaisaient tout le monde autant de temps que durait la nuit, car l’assemblée ne se tenait jamais le jour. Bulfamaque et moi fîmes connaissance avec un homme de cette confrérie, et nous devînmes tellement