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faire oublier, par mes soins et mes caresses, une offense que je m’étais mille fois reprochée avant de tomber entre vos mains. Ma beauté, dont vous faites si peu de cas, et que vous croyez de si courte durée, est assez grande pour devoir plaire à un jeune homme tel que vous, au moins pendant quelque temps. Je vous la consacrerai tout entière et ferai ma plus douce occupation de vous rendre heureux. Quelque cruauté que vous ayez pour moi, quelque irrité que vous paraissiez, je ne puis croire que vous trouvassiez du plaisir à me voir précipiter de cette tour. Non, vos yeux ne pourraient soutenir sans peine le spectacle de ma mort ; ces yeux, si vous voulez dire la vérité, ces yeux qui m’ont autrefois trouvée si aimable, ne sont pas si barbares que vous voudriez le faire entendre. Ayez donc pitié de moi : grâce, encore un coup ! et après m’avoir fait souffrir le froid de la nuit, ne me laissez pas plus longtemps exposée aux ardeurs du soleil qui commencent à me devenir insupportables. »

Notre philosophe, qui ne lui parlait et ne demeurait là que pour se moquer d’elle et jouir plus longtemps du plaisir de se venger, lui répondit en ces termes : « Je ne vous tiens aucun compte, ma belle dame, de la confiance que vous m’avez témoignée ; je ne la dois qu’à votre intérêt et non à votre amour ; vous ne cherchiez qu’à recouvrer votre galant ; ainsi, je dois regarder cette ouverture plutôt comme un outrage de plus que comme un motif d’indulgence. Vous êtes encore dans l’erreur, de croire que cette confiance était le seul moyen que j’eusse de me venger : je vous avais tendu tant de piéges, qu’il était impossible que vous ne donnassiez dans quelqu’un, et, heureusement pour vous, vous êtes tombée dans le plus supportable et le moins honteux. Si je t’ai fait donner dans celui-ci, de préférence à mille autres, c’est moins par ménagement pour toi que pour ma propre satisfaction. Mais si, contre toute apparence, tu les eusses évités tous, la plume eût été ma dernière ressource : j’aurais écrit contre toi, de manière à te faire maudire l’existence mille fois le jour. La plume est une arme plus meurtrière qu’on ne l’imagine ; il faut en avoir soi-même éprouvé les atteintes pour en connaître tout le pouvoir. Je prends le ciel à témoin, et puisse le ciel donner à ma vengeance une fin digne de son commencement ! je prends, dis-je, le ciel à témoin que je t’aurais tant ridiculisée, si adroitement décriée ; j’aurais employé, pour te peindre, des couleurs si noires et si naturelles, que la honte que tu aurais eue de toi-même t’eût portée à te crever les yeux, pour n’être plus exposée à voir ton affreuse image. Au reste, ne te détache de personne en ma faveur : je te méprise trop pour vouloir de ton amour. Tu peux aimer tant que tu voudras celui dont tu regrettais si fort la perte. Il partageait ma haine avec toi ; mais depuis qu’il t’a abandonnée, et que son infidélité m’a fourni les moyens de me venger de ta coquetterie, il m’est devenu aussi cher qu’il m’était odieux auparavant. Les coquettes comme toi ne cherchent que le plaisir ; tu ne le trouverais peut-être pas en moi. Il te faut,