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n’es tout au plus qu’un vil serpent qu’il faut écraser pour l’empêcher de nuire davantage. J’ai plus appris à te connaître en une seule nuit que je n’ai appris à me connaître moi-même pendant tout le temps de mes études à Paris. Ainsi n’espère pas m’attendrir ; je veux et dois te poursuivre comme mon ennemie, sans miséricorde. Quand on se venge, on doit faire plus de mal qu’on en a reçu. Mais est-ce se venger que de te faire souffrir ? n’est-ce pas plutôt te châtier d’une faute grave, te punir d’un crime atroce, exercer en un mot une justice méritée ? Si, comme c’est dans l’ordre, la vengeance doit surpasser l’outrage, je ne pourrais jamais me venger de ta cruelle perfidie. Quand bien même je t’arracherais la vie, ta mort ne saurait expier ton forfait ? Que dis-je ! cent vies pareilles à la tienne ne suffiraient pas pour effacer ton crime, puisque tu n’es qu’une vile et méchante créature, qui, à un peu de beauté près, que le temps flétrira bientôt, ne vaut pas la plus misérable servante du monde. Songe qu’il n’a pas tenu à ta malignité de faire mourir un galant homme, pour me servir de ta propre expression, dont la vie studieuse pourra être plus utile à la société que cent mille vies comme la tienne, fussent-elles aussi longues que celles des anciens patriarches. Je t’apprendrai à maltraiter un honnête homme, et à te moquer d’un philosophe qui n’a autre chose à se reprocher que de t’avoir aimée sans te connaître. Ce châtiment-ci, si tu en réchappes, te rendra plus sage et te guérira de l’envie d’outrager ceux qui ne t’ont point fait de mal. Mais si tu désires tant de descendre, que ne te jettes-tu en bas ? J’aurais un plaisir infini à te voir casser le cou. Donne-moi cette douce satisfaction ; la mort te délivrera de toutes tes craintes et de tous tes maux. J’ai trouvé le secret de te faire monter sur cette tour ; c’est à toi maintenant de trouver celui d’en descendre. »

Pendant le discours du philosophe, la dame fondait en larmes, et le soleil s’avançait dans sa course. Régnier cependant n’eut pas plutôt cessé de parler que la jeune veuve arrêta ses sanglots pour lui répondre ; ce qu’elle fit en ces termes : « Homme cruel ! si la fatale nuit dont vous avez sujet de vous plaindre vous tient si fort au cœur ; si ma faute, que je ne cherche point à diminuer à vos yeux, vous semble si énorme que ni ma jeunesse, ni mes larmes, ni mes humbles prières ne peuvent en obtenir le pardon, laissez-vous du moins toucher par le souvenir de la confiance que je vous ai témoignée, en vous ouvrant mon cœur et en suivant de point en point ce que vous m’avez prescrit de faire pour ravoir mon amant. Sans cet excès de confiance, qui mérite quelque égard, vous n’auriez peut-être pas trouvé l’occasion de vous venger. Que cette considération vous porte à me traiter avec moins d’inhumanité ! Laissez-vous émouvoir par la sincérité de mon repentir. Ne suis-je pas assez humiliée, sans vouloir ajouter à ma douleur ? Grâce, je vous en conjure, et comptez sur une éternelle reconnaissance : rendez-moi mes habits, ma liberté, et soyez sûr que je renoncerai à mon amant, à tout le monde, pour ne m’attacher qu’à vous seul et tâcher de vous