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et d’aboutir quelque part où il n’aurait eu rien à manger, il eut la précaution d’emporter avec lui trois pains, comptant qu’il trouverait partout de l’eau, pour laquelle d’ailleurs il avait peu de goût. Muni de cette provision, il se met en route, et va si droit et si bien, qu’il arrive à la maison de plaisance de M. l’abbé avant l’heure du dîner. Il entre, il examine tout, et à la vue d’une quantité de tables dressées, de plusieurs buffets bien garnis et de tous les autres préparatifs, il conclut en lui-même qu’on n’a rien dit de trop de la magnificence du prélat.

« Tandis qu’il était occupé à ces réflexions, et que, n’osant lier conversation avec personne, il portait partout un œil étonné et curieux, l’heure du dîner arrive. Le maître d’hôtel commande qu’on donne à laver, et que chacun se mette à table. Le hasard voulut que Primasse se trouvât placé justement vis-à-vis la porte de la pièce d’où M. l’abbé devait sortir pour entrer dans la salle à manger. Vous noterez, monseigneur, que c’était la coutume chez lui de ne rien servir, pas même du pain, qu’il ne fût lui-même à table. Tout le monde était donc placé, le maître d’hôtel fait dire à M. l’abbé qu’on n’attend que lui pour servir. L’abbé sort de son appartement. À peine a-t-il mis un pied dans la salle, que, frappé de la figure et du mauvais accoutrement de Primasse, qu’il voyait pour la première fois, et qui fut précisément le premier objet de ses regards, il fit une réflexion qui ne lui était encore jamais venue dans l’esprit. « Mais voyez donc, dit-il en lui-même, à qui je fais manger mon bien. » Puis, reculant d’un pas, il fait refermer sa porte, et demande à ceux de sa suite s’ils connaissent l’homme qui est assis à table au-devant de la porte de son appartement. Chacun répondit qu’il ne le connaissait pas.

« Cependant Primasse, affamé comme un homme qui a longtemps marché, et qui n’était pas accoutumé à dîner si tard, voyant que l’abbé se faisait trop attendre, tire un pain de sa poche et le mange sans façon. Quelque temps après, le prélat ordonne à un de ses gens de voir si cet inconnu était toujours là. « Il y est encore, monseigneur, répond le domestique, et même il mange un morceau de pain, qu’il semble avoir apporté. — Qu’il mange du sien s’il en a, car pour du mien il n’en tâtera pas aujourd’hui, » repartit l’abbé avec un mouvement de dépit. Il ne voulait pas toutefois lui faire dire de se retirer, croyant que ce serait une impolitesse trop marquée : il espérait que l’inconnu prendrait ce parti de lui-même. Primasse, qui ne se doutait pas de ce qui se passait, ayant mangé un de ses pains, et voyant que l’abbé ne se pressait pas de venir, tire le second, et le mange avec le même appétit que le premier. On en instruit le prélat, qui avait fait regarder de nouveau si l’étranger était encore là. Enfin Primasse, désespérant de le voir arriver, et n’ayant pu apaiser sa faim par les deux premiers pains, tire le troisième, sans s’inquiéter de l’étonnement qu’il causait à ceux qui étaient auprès de lui. L’abbé en est encore informé, et,