fut sa surprise lorsqu’elle ne vit plus l’échelle ! Jamais consternation ne fut plus grande. Le cœur lui manque et elle tombe évanouie sur la terrasse. Elle ne revint à elle que pour pleurer et faire des doléances capables d’amollir tout cœur qui n’eût pas été possédé du démon de la vengeance. Elle ne douta point que ce ne fût l’ouvrage de Régnier, et se reprocha de l’avoir outragé, mais plus encore de s’être fiée à lui après le tour cruel qu’elle lui avait joué. Elle regarde de tous côtés ; elle cherche s’il n’y aurait pas moyen de descendre par quelque endroit sans échelle ; et n’en trouvant point, elle recommence ses lamentations. « Que je suis malheureuse ! disait-elle ; que diront mes frères, mes parents, mes voisins et mes connaissances, lorsqu’ils sauront que j’ai été trouvée ici toute nue ! me voilà perdue à jamais de réputation, moi qui avais pris tant de soin de cacher mes faiblesses ; mais quand bien même je trouverais moyen de me disculper par quelque mensonge, Régnier ; qui sait mes aventures, ne détruira-t-il pas tout ce que je pourrais alléguer en faveur de mon honnêteté ? Ah ! malheureuse que je suis, je perds, à la fois mon amant et mon honneur. » Ces tristes réflexions la menèrent si loin, qu’elle fut plusieurs fois tentée de se précipiter de la tour en bas ; mais l’amour de la vie et la crainte de la douleur l’en empêchèrent. Le soleil étant levé, elle promène ses regards de côté et d’autre, pour voir si elle n’apercevrait pas quelque berger qui pût aller querir sa domestique ; mais elle ne vit que Régnier qui s’était endormi sous un buisson et qui s’éveillait précisément à cet instant. Notre philosophe s’approche pour lui parler. « Eh ! bonjour, madame, lui dit-il d’un air goguenard : les deux demoiselles sont-elles venues ? » La veuve recommence à pleurer et le supplie de s’approcher tout contre la tour, pour qu’elle puisse lui parler plus aisément. Il lui obéit ; et la belle s’étant couchée sur le ventre et ne montrant que la tête, lui dit tout en pleurs : « Vous pouvez bien croire, mon cher Régnier, que je ne suis pas sans me repentir du mal que je vous ai fait ; oui, je m’en repens. Si je vous ai maltraité, vous vous êtes vengé ; car quoique nous soyons dans le mois de juillet, j’ai pensé mourir de froid cette nuit, parce que je suis toute nue. Vous ne sauriez croire combien de fois je me suis reproché l’offense que je vous ai faite et le tort que j’ai eu de ne pas répondre à votre amour ; ainsi, je vous en conjure, ne poussez pas plus loin votre vengeance : soyez généreux, pardonnez-moi en faveur de mon repentir. Je sais que je ne mérite point de pitié ; mais vous vous montrerez digne de la noblesse de votre naissance, vous serez magnanime, et vous ne me ferez pas languir plus longtemps. Un honnête homme est assez vengé dès qu’il voit qu’il ne tient qu’à lui de l’être davantage. Faites-moi donc apporter mes habits, afin que je puisse descendre. Ne m’ôtez point l’honneur que vous ne pourriez plus me rendre. Si je vous ai trompé en vous faisant espérer de passer une nuit avec moi, je réparerai ma faute du mieux qu’il me sera possible, et, pour une nuit perdue, je vous en donnerai
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