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m’a si indignement délaissée, et son amour est devenu si nécessaire à mon existence, qu’il n’est rien que je n’aie le courage d’entreprendre pour le rappeler. Vous n’avez qu’à m’apprendre ce qu’il faut que je fasse. — Madame, lui dit Régnier, qui, comme on le verra, était un homme vindicatif et dur à l’excès, je dois d’abord faire une image de cuivre, au nom de l’homme que vous désirez posséder. Je vous la remettrai ; et, lorsque la lune sera dans son décours, vous irez, à l’heure du premier somme, vous baigner, nue et toute seule, dans une eau courante, par sept fois différentes, avec cette image que vous tiendrez dans vos mains. Après vous être ainsi plongée sept fois dans une eau vive, vous monterez, toujours seule et toute nue, sur le haut d’un arbre ou sur le toit d’un édifice un peu élevé ; et là, l’image en main, vous vous tournerez du côté du nord et vous direz sept fois les paroles que je vous donnerai par écrit. Quand vous les aurez dites, deux demoiselles d’une beauté ravissante se présenteront à vous et vous demanderont, le plus poliment du monde, ce que vous souhaitez. Vous leur direz exactement ce que vous désirez, et vous prendrez bien garde, sur toutes choses, de ne pas nommer une personne pour l’autre. Elles disparaîtront ensuite. Pour lors vous descendrez pour vous rendre au lieu où vous aurez laissé vos habits, et après les avoir remis sur votre corps, vous retournerez chez vous, où, avant la fin de la nuit, vous verrez votre amant à vos pieds vous demander pardon de sa faute et vous jurer un amour et une fidélité à toute épreuve. »

Comme on a beaucoup de penchant à se persuader ce qu’on désire, la dame n’eut pas de peine à croire tout ce que le philosophe venait de lui dire ; et, s’imaginant tenir déjà son amant dans ses bras : « Ne doutez point, s’écria-t-elle, que je ne fasse tout ce que vous venez de me prescrire ; j’ai, pour cela, le lieu du monde le plus beau et le plus commode : c’est une métairie située dans la vallée d’Arno, un peu au-dessus de la rivière. Dans le mois de juillet où nous sommes, le bain est fort agréable ; il y a précisément assez près de la rivière une vieille tour inhabitée et fort solitaire, où l’on ne monte que par une échelle de bois de marronnier, que les bergers ont faite pour voir de loin leurs bêtes égarées. Je monterai sur cette vieille tour, et j’espère m’acquitter au mieux de tout ce que vous m’avez prescrit. » Régnier, qui connaissait aussi bien qu’elle et la métairie et la tour, crut ne devoir pas en faire rien paraître. C’est pourquoi il répondit à la dame que, quoiqu’il n’eût aucune connaissance des lieux, ils lui paraissaient très-propres à la chose, s’ils étaient tels qu’elle le disait. Ravi de trouver l’occasion de se venger, il ajouta qu’il ne tarderait point de lui envoyer l’image et l’oraison qu’elle devait réciter, « persuadé, lui dit-il, que lorsque le succès aura rempli vos espérances, vous voudrez bien reconnaître mes services et m’accorder quelque faveur. » La veuve le lui promit, et ils se séparèrent fort satisfaits l’un de l’autre.