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malheureux philosophe qui dansait sur la neige, au son du cliquetis de ses dents. « Que penses-tu, mon bon ami, de mon habileté ? dit la dame : ne trouves-tu pas que je sais fort bien faire danser les gens sans tambourin ni musette ? — À merveille ; répondit le galant en poussant des éclats de rire. — Descendons au rez-de-chaussée, reprit la dame, afin qu’il ne manque rien à la comédie ; je lui parlerai, sans que tu souffles le mot, et nous verrons ce qu’il me dira. Cette conversation te divertira pour le moins autant que de le voir sautiller sur la neige. » Arrivés sans bruit à la porte qui donne dans la cour, la veuve l’appelle à voix basse à travers le trou de la serrure. À ce son de voix, Régnier, qui croit toucher au moment fortuné, s’approche de la porte, le cœur plein d’espérance et de joie : « Me voici, dit-il, ma belle dame ; ouvrez-moi, je vous prie ; je meurs de froid et d’amour. — Je ne saurais croire, répond la méchante veuve, qu’un amant aussi passionné, aussi chaud, que vous m’avez paru l’être dans vos billets, soit si sensible au froid. Est-ce qu’un peu de neige est capable de vous geler ? ne sais-je pas qu’il en tombe beaucoup plus à Paris, où vous avez fait un si long séjour ? Je suis pourtant fâchée de ne pouvoir vous ouvrir encore ; mon détestable frère ne démarre point d’ici. J’espère m’en débarrasser bientôt, sous prétexte d’aller enfin me coucher, et il ne sera pas plutôt sorti que je reviendrai pour vous faire entrer. Ce n’est pas sans peine que je me suis échappée un moment pour venir vous consoler et vous prier de ne pas vous impatienter. — Procurez-moi du moins un abri, madame ; alors j’attendrai tant qu’il vous plaira. Je suis tout couvert de neige ; elle tombe à gros flocons. Ouvrez-moi donc, je vous supplie, afin que je sois à l’abri. — Il m’est impossible, mon doux ami : la porte crie, et au moindre bruit mon frère ne manquerait pas de venir et de nous surprendre. Je vais le déterminer à s’en retourner, et je suis à vous dans la minute. — Congédiez-le donc au plus tôt, je vous en prie ; et grand feu surtout, car je n’en puis plus de froid. — Comment cela se peut-il ? il n’y a qu’un moment vous brûliez d’amour. Est-ce que vos feux seraient déjà éteints ? je ne veux pas le croire. Un moment de patience, et je viens vous ouvrir. Bon courage, mon cher ami, bon courage ! je vous réchaufferai, soyez-en sûr, le plus tôt qu’il me sera possible. Encore un peu de patience, et vous serez content.

L’amant, qui entendait tout cela, avait de la peine à s’empêcher d’éclater de rire. De retour au lit avec sa maîtresse, le reste de la nuit se passa en plaisirs donnés et reçus, et à plaisanter aux dépens du patient philosophe, qui eut tout le loisir de réfléchir sur les faiblesses humaines. Le pauvre diable claquant des dents et se tenant, comme une cigogne, tantôt sur un pied et tantôt sur l’autre, lassé de ne voir venir personne, et n’entendant pas un chat remuer, comprit, mais trop tard, qu’il était joué, et le voilà à maudire la veuve et la servante, l’amour, sa sotte crédulité, et surtout la rigueur du temps et la longueur