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Il eut bientôt l’estime de ses concitoyens par sa bonne conduite et son honnêteté. Il était aussi heureux qu’un jeune homme instruit et bien élevé peut l’être, lorsque l’amour vint troubler sa philosophie et déconcerter sa sagesse. Se trouvant un jour à une fête, où il était allé se distraire de ses travaux littéraires, il y rencontra madame Hélène en habits noirs, selon le costume des femmes veuves. Il ne put se défendre d’admirer ses charmes et d’en être tendrement ému. Elle lui parut la plus aimable personne de l’assemblée, et la plus capable de faire le bonheur d’un honnête homme. « Heureux, et mille fois heureux, disait-il en lui-même, le mortel qui pourrait posséder un pareil trésor ! » Il ne la perdait point de vue, ne se lassait point de suivre ses pas ou de s’offrir à sa rencontre dans la mêlée. Entraîné par un sentiment aussi vif que tendre, il résolut de mettre tout en œuvre pour lui plaire et en obtenir des faveurs.

La jeune veuve, qui ne tenait pas toujours ses yeux baissés, et qui, au contraire ; promenait ses regards sous cape, tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, voyant que Régnier la lorgnait souvent, n’eut pas de peine à démêler ce qui se passait dans son cœur. Comme elle était fort vaine et fort coquette : « Bon ! dit-elle en soi-même, je n’aurai pas perdu mon temps en venant ici ; car si je m’y connais, voilà un pigeonneau pris dans mes rets. » Soit qu’elle imaginât que le nombre des conquêtes dût relever ses charmes et la faire valoir davantage aux yeux de son amant, soit qu’elle fût bien aise de se ménager la tendresse de Régnier, pour remplacer celui à qui elle avait donné son cœur, dans le cas qu’elle eût jamais le malheur de le perdre, elle regardait de temps à autre le nouveau soupirant, de manière à lui persuader qu’elle approuvait sa passion naissante. Notre galant, renonçant dès lors à sa philosophie pour ne s’occuper que de son amour, s’informe du nom, de l’état et du logement de la dame, et croit ne pouvoir mieux lui faire sa cour que de passer et repasser devant sa maison sous différents prétextes. La belle, toute glorieuse d’avoir mis un philosophe dans ses fers, fit de son mieux pour conserver sa conquête, employant tous les manèges de la coquetterie, sans néanmoins se compromettre auprès de l’amant qu’elle rendait heureux. Régnier, qui brûlait de le devenir, trouva moyen de faire connaissance avec la domestique de la veuve ; il lui confia son amour et la pria de le servir, avec promesse de reconnaître ses bons offices d’une manière généreuse. La servante lui promit de seconder sa flamme, et ne manqua pas, dès ce jour même, de tout conter à sa maîtresse, qui ne fit que rire de cette ouverture. « Me crois-tu assez folle, lui répondit-elle, pour m’attacher à ce jeune homme, dans le temps que j’ai l’amant le plus aimable et le plus passionné ? Ne me parle de ce philosophe que pour m’amuser de son extravagance. Les savants font des sottises comme les autres hommes. Vois l’usage que celui-ci fait des lumières et de la sagesse qu’il est allé chercher à Paris. Il faut le traiter comme il le mérite ; et pour que je puisse me bien moquer de