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entendu pour s’en former une juste idée. On prétend que cet oubli fut volontaire de la part du prince, qui s’était figuré que cet homme ne valait pas la peine qu’on s’occupât de lui. D’après cette idée, il ne crut point lui devoir aucun dédommagement, ni lui faire dire de s’en retourner.

Cependant Bergamin, qui n’avait entrepris le voyage de Vérone que dans l’espérance d’en retirer quelque profit, voyant qu’on ne songeait point à lui, et qu’il dépensait beaucoup à l’auberge, soit pour lui et ses domestiques, soit pour ses chevaux, commença à s’impatienter et à être de fort mauvaise humeur. Persuadé néanmoins qu’il ferait mal de partir sans prendre congé, il attendit encore, quoiqu’il eût déjà dépensé tout son argent ; car l’aubergiste n’était pas homme à se payer de saillies.

Le pauvre Bergamin avait apporté avec lui trois habits fort beaux et fort riches, dont quelques seigneurs lui avaient fait présent, pour qu’il pût paraître avec honneur à la fête. Il en donna un à son hôte, pour le payer de ce qu’il lui devait. Comme il s’obstinait toujours à ne point s’en retourner, il fallut encore donner le second habit. Enfin, résolu d’attendre le dénoûment de cette aventure il était sur le point de livrer le troisième et de partir, lorsqu’un jour, se trouvant au dîner de messire Can, il se présenta devant lui avec un visage triste et un air rêveur. « Qu’as-tu, Bergamin ? lui dit ce seigneur, plutôt pour l’insulter que pour s’amuser de ce qu’il pouvait lui répondre ; qu’as-tu donc ? tu parais avoir du chagrin. Ne peut-on en savoir le sujet ? » Bergamin répondit sur-le-champ, comme s’il s’y fût préparé d’avance, par le conte que voici :

« Vous saurez, monseigneur, qu’un nommé Primasse, célèbre grammairien, était l’homme de son temps qui faisait le plus facilement des vers. Jamais poëte n’excella comme lui dans les impromptus sur toutes sortes de sujets. Ce talent, joint à ses grandes connaissances, le rendit si fameux, que dans les pays mêmes où il n’avait jamais paru, il n’était question que de Primasse : la renommée ne parlait que de lui. Le désir d’acquérir de nouvelles connaissances l’amena un jour à Paris. Il y parut dans un triste équipage ; car son savoir n’avait pu le garantir de l’indigence, par la raison que les grands récompensent rarement le mérite. Il entendit beaucoup parler, dans cette ville, de l’abbé de Clugny, qui, après le pape, passe pour le plus riche prélat de l’Église. On disait des merveilles de sa magnificence, de la cour brillante qu’il avait, de la manière dont il régalait tous ceux qui l’allaient voir à l’heure du dîner. Frappé de ce récit, Primasse, qui était curieux de voir les hommes magnifiques et généreux, résolut d’aller visiter M. l’abbé. Il s’informe s’il demeurait loin de Paris. Il apprend qu’il habitait une de ses maisons de campagne, qui n’en était éloignée que de trois lieues. Primasse calcula qu’en partant de grand matin il pourrait être arrivé à l’heure du dîner. Il se fait enseigner le chemin ; mais dans la crainte de ne rencontrer personne qui, allant du même côté, pût l’empêcher de s’égarer