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Les invités s’étant assemblés de grand matin près de l’église, avec un assez bon nombre de gens de Florence et des environs qui étaient allés passer quelques jours au village, Lebrun et Bulfamaque parurent avec une assiette couverte de pilules et le flacon d’ambroisie, et firent ranger tout le monde en cercle. Lebrun, qui devait être l’orateur et le magicien, parla ainsi à l’assemblée : « Il est bon de vous dire, messieurs, le motif qui a porté notre ami Calandrin à vous rassembler ici, afin que, s’il arrive quelque chose de fâcheux à l’un de vous, il ne puisse se plaindre de moi ni m’en vouloir. On vola avant-hier à ce brave homme un cochon gras, tué le jour même. Comme il désire de savoir qui de vous lui a joué ce vilain tour, il vous a invités à manger chacun une de ces pilules et à boire un coup de ce vin. Soyez assurés que celui qui a dérobé le cochon ne pourra avaler la pilule ; car, quoique douce par elle-même, elle lui paraîtra plus amère que le fiel, et il se verra contraint de la cracher. Si donc celui qui s’en sent coupable ne veut s’exposer à la honte publique, il n’a qu’à déclarer son vol à monsieur le curé, et nous en demeurerons là. Quant aux autres, la pilule leur sera agréable et ils trouveront le vin délicieux. Que chacun consulte sa conscience et qu’il agisse en conséquence ; il est hors de doute que le voleur doit être ici. »

Chaque assistant ayant déclaré qu’il était prêt à manger et à boire, et tout le monde étant en ordre, Calandrin aussi bien que les autres, Lebrun commença par l’un des bouts et donna à chacun sa pilule ; mais, quand il fut à Calandrin, il lui en donna une des deux qu’il avait fait faire pour lui. Il la mâche pendant quelque temps ; mais enfin, sentant une puanteur et une amertume horribles, il se voit contraint de la cracher. Tout le monde se regardait, pour voir celui qui trouverait la pilule amère et la cracherait. Lebrun n’avait pas encore achevé de les distribuer, qu’il entend dire à ses côtés que Calandrin avait craché la sienne. Il se retourne vers lui, et s’étant assuré du fait : « Attends, mon ami, lui dit-il, peut-être quelque autre chose t’a obligé de la cracher : en voilà une autre, ajouta-t-il en la lui mettant lui-même à la bouche. » Calandrin trouve celle-ci encore plus détestable que la première ; cependant, la honte ne lui permettant pas de la cracher, il la promène dans sa bouche et fait des efforts pour l’avaler. Les larmes lui en viennent aux yeux, et n’en pouvant plus de douleur, il est obligé de la jeter.

Cependant Bulfamaque qui donnait à boire à la compagnie, Lebrun qui achevait de distribuer les pilules, et la compagnie qui buvait, voyant les grimaces et les crachements de Calandrin, s’écrièrent tous d’une voix qu’il s’était volé lui-même. Il y en eut plusieurs qui l’accablèrent de reproches et d’injures.

Quand tout le monde se fut retiré, Lebrun et Bulfamaque se mirent à le badiner. « Je le savais bien, lui dit celui-ci, que tu étais ton propre voleur ; tu ne voulais nous faire accroire qu’on avait volé ton pourceau que pour éviter de