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métairie un cochon gras, qu’il était dans l’usage d’aller tuer et saler dans le mois de décembre. Sa femme l’y accompagnait ordinairement ; mais s’étant trouvée malade une certaine année, elle se vit obligée de l’y envoyer seul. Lebrun et Bulfamaque, qui le perdaient rarement de vue, pour avoir plus souvent occasion de se divertir à ses dépens, n’eurent pas plutôt appris que sa femme n’avait pu l’accompagner au village, qu’ils formèrent le projet de l’y suivre, ayant pour prétexte d’aller voir le curé de l’endroit, qu’ils connaissaient beaucoup, et avec lequel ils avaient fait autrefois plusieurs bons tours.

Arrivés chez ce bon curé, ils apprirent que Calandrin avait tué son pourceau ce jour-là même. Après s’être rafraîchis selon l’usage, accompagnés du pasteur, ils vont le voir et sont bien reçus. « Mes amis, leur dit-il après les premiers compliments, je veux vous montrer combien j’entends l’économie, tout peintre que je suis ; » et sur cela, il les mène dans un petit réduit, où il leur fait voir le gros cochon qu’il avait fait tuer le matin. « Je me propose, ajouta-t-il, de le saler, afin d’en pouvoir manger tout l’hiver. — Tu ferais beaucoup mieux de le vendre, lui dit Lebrun en l’interrompant. — Pourquoi cela ? — Pour te divertir avec nous de l’argent qui t’en reviendrait. — Que dirait donc ma femme ? — Il te sera facile de lui faire entendre qu’on te l’a volé. — Je la connais trop bien, elle n’en voudrait rien croire, et Dieu sait le train qu’elle me ferait. D’ailleurs, ce serait grande sottise à moi de sacrifier aux plaisirs de quelques jours ce qui fera pendant plusieurs mois la ressource de mon ménage ; ainsi, trouvez bon que je ne suive point votre conseil. » Bulfamaque et le curé se joignirent à Lebrun pour lever ses scrupules ; mais ils eurent beau faire, leur éloquence échoua contre la sagesse de Calandrin. Le sacrifice était trop grand pour qu’ils pussent triompher de son avarice, malgré sa déférence à leurs volontés. Tout ce qu’ils gagnèrent, ce fut d’être invités à souper ; mais soit que l’offre n’eût pas été pressante, soit qu’ils fussent de mauvaise humeur de n’avoir pas réussi dans leur projet, ils ne se rendirent point à l’invitation et se retirèrent en murmurant.

À peine eurent-ils fait quelques pas dans la rue, que Lebrun, se tournant du côté de Bulfamaque, son camarade : « Veux-tu, lui dit-il, que nous lui dérobions cette nuit son pourceau ? — Très-volontiers ; mais le moyen ? — Que cela ne t’inquiète pas ; j’en ai un infaillible, pourvu toutefois qu’il le laisse dans ce même réduit. — N’hésitons donc pas, reprit Bulfamaque ; nous le mangerons avec monsieur le curé, qui nous donnera, s’il le faut, un coup de main. Il vaut autant que nous en profitions que cet imbécile, qui, je gage, ne saura pas le saler. » Le curé, peu scrupuleux de son naturel, ne se fit pas beaucoup prier pour entrer dans le complot. « Puisque nous voilà tous d’accord, dit Lebrun, dressons dès à présent nos batteries. Calandrin aime à boire, surtout lorsque le vin ne lui coûte rien ; retournons chez lui et menons-le au cabaret.