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meilleur vin. Après avoir bu et causé quelque temps de différentes choses, le prélat voulant se retirer, l’aîné des deux frères le retint et lui dit : « Monseigneur, puisque vous nous avez fait l’honneur de venir passer la soirée avec nous, vous nous permettrez de vous faire voir une chose que nous avons à vous montrer : elle est singulière en son genre. — Très-volontiers, » répondit l’évêque. Les deux frères prennent chacun un flambeau et vont, suivis de monseigneur et de ses domestiques, à la chambre de leur sœur. Le bon prévôt, qui avait, dit-on, déjà couru plusieurs postes avec sa jolie compagne, s’était endormi de fatigue et tenait encore entre ses bras, malgré le grand chaud qu’il faisait, la guenon qu’il avait si bien festoyée. L’aîné des deux frères ouvre avec précipitation les rideaux du lit, et avançant le flambeau qu’il tenait à la main, montre le couple fortuné au prélat, qui ne peut revenir de son étonnement. On imagine aisément quelle dut être la confusion du prévôt lorsque, éveillé par le bruit, il vit son évêque et tant de personnes autour de lui. Pour cacher sa honte et son humiliation, il enfonça sa tête dans les draps, priant le ciel de le tirer sain et sauf de ce mauvais pas. L’évêque lui reprocha sa turpitude, et lui commandant de se montrer, il lui fit remarquer avec quelle femme il était couché. Son désespoir et sa honte redoublèrent à cette vue ; il était inconsolable d’avoir été pris pour dupe. Le prélat lui ordonna de s’habiller et le renvoya chez lui, sous bonne garde, pour y commencer la pénitence du péché qu’il avait commis.

L’évêque ayant voulu savoir par quelle aventure le prévôt de son chapitre avait ainsi couché avec cette vilaine créature, les deux frères lui contèrent tout ce qui s’était passé. Il les loua beaucoup d’avoir eu recours à cette vengeance, plutôt que de souiller leurs mains dans le sang d’un prêtre, quoique indigne de vivre.

Le prélat lui fit pleurer sa faute durant quarante jours ; mais le dédain qu’il avait essuyé la lui fit pleurer bien plus de temps. Son aventure fut sue de toute la ville. Il garda plusieurs mois sa maison et n’en sortait jamais sans que les enfants le montrassent au doigt et criassent : « Voilà l’homme qui a couché avec Cheutasse. »

Ce fut de cette manière que madame Picarde se débarrassa des importunités de monsieur le prévôt, et que sa servante gagna une chemise neuve et goûta des plaisirs que sa laideur lui avait interdits depuis sa première jeunesse.