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l’être plus que tous mes confrères. » La dame lui prescrivit alors la façon dont il devait s’y prendre pour aller la trouver ; et tout étant arrangé, ils se séparèrent.

Madame Picarde avait une servante qui n’était pas des plus vieilles, mais qui, en récompense, était la plus laide créature qu’il fût possible de voir. Qu’on se représente un visage plein de coutures, un nez de travers, des lèvres d’une grosseur extraordinaire, une bouche large, des dents longues, des yeux louches et bordés de rouge, un teint jaune et noirâtre, et l’on n’aura encore qu’une faible idée de sa laideur. Le reste du corps était parfaitement analogue au visage. Elle était toute contrefaite, bossue et boiteuse du côté droit ; en un mot, on aurait dit que la nature avait pris plaisir d’en faire un monstre de laideur et de difformité. Cette fille portait le nom de Cheute ; mais, à cause de son grand nez écrasé, on lui avait donné le surnom de Cheutasse. Elle ne manquait pas d’esprit ni de malice, comme c’est assez l’ordinaire dans les personnes contrefaites. « Si tu veux me faire un plaisir, lui dit sa maîtresse en revenant de l’église, je te donnerai une chemise toute neuve. — Pour une chemise, répondit Cheutasse, il n’est rien que je n’entreprenne. — C’est, continua la dame, de coucher cette nuit avec un homme dans mon lit, et de lui faire tout plein de caresses, sans lui mot dire, de peur que mes frères ne l’entendent. — Je coucherais avec dix hommes dès qu’il s’agit de vous obliger. — Fort bien, mais prends garde surtout de ne pas parler, quelque chose que le galant te puisse dire. »

La nuit venue, et le prévôt étant entré doucement et sans lumière dans la chambre de madame Picarde, les deux frères se mirent à parler tout haut, dans l’intention de se faire entendre du vieux galant et de l’engager par là à garder le plus grand silence. À peine fut-il dans ladite chambre qu’il se mit au lit, ainsi que la dame le lui avait recommandé. Cheutasse, à qui sa maîtresse avait bien fait sa leçon, ne tarda pas à l’aller trouver. À peine fut-elle déshabillée, que le vieux chanoine la prit dans ses bras et s’en donna d’autant plus qu’il en avait jeûné depuis longtemps. La servante profita de la méprise et se vengea du mieux qu’il lui fut possible du délaissement universel où depuis longtemps elle était réduite à cause de sa grande laideur.

Pendant que ce beau couple mettait ainsi le temps à profit, sans oser se parler ni soupirer trop fort, la veuve dit à ses frères qu’ayant fait son personnage, c’était maintenant à eux à faire le leur. Là-dessus ils sortent tout doucement de leur chambre et vont chez l’évêque, ainsi qu’ils en étaient convenus avec elle. Le hasard veut qu’ils le rencontrent en chemin, qui venait passer la soirée avec eux et boire quelques verres de leur vin frais. Les deux gentilshommes, charmés de l’heureuse rencontre, le mènent à leur maison et le conduisent au fond d’une petite cour où, à la clarté de plusieurs flambeaux, ils lui servirent de leur