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et le trouva ce jour là à table. Il s’approche, et interrogé s’il avait entendu la messe, il répondit qu’oui, sans hésiter. « N’as-tu rien entendu, reprit le cordelier, qui te cause quelque doute, et dont tu veuilles t’éclaircir ? — Non, mon révérend père ; je crois tout fermement, et n’ai de doutes sur rien ; mais puisque vous me permettez de parler, je vous dirai que j’ai entendu une chose qui me fait de la peine, et pour vous et pour vos confrères, quand je songe au sort que vous éprouverez dans l’autre vie. — Quelle est donc cette chose ? dit le Père inquisiteur. — C’est ce mot de l’Évangile, répond le pénitent, où il est dit : Vous recevrez cent pour un. — Il n’est rien de si vrai, reprit le père ; mais je ne vois point là ce qui peut t’affecter si fort pour nous. — Vous allez le connaître, répliqua celui-ci : depuis que je fréquente votre couvent, j’ai vu donner aux pauvres, qui sont à la porte, tantôt une, tantôt deux chaudières de soupe, qui sont, à la vérité, que les restes de celle qu’on sert à chacun de vous. Or, si pour chaque chaudière il vous en est à chacun rendu cent dans l’autre monde, vous en aurez tant qu’il n’est pas possible que vous n’y soyez tous noyés dedans. »

Cette naïveté fît rire ceux qui étaient à table avec l’inquisiteur : mais lui, qui sentit que c’était un trait contre l’avarice et l’hypocrisie des moines, et un reproche indirect de sa conduite, en fut piqué au vif, et aurait volontiers intenté un second procès au bonhomme, s’il n’eût craint de révolter le public, qui l’avait déjà blâmé au sujet du premier. Il lui commanda, dans son dépit, de s’éloigner, de ne plus se représenter devant lui, et lui permit de vivre désormais tout comme il l’entendrait.


NOUVELLE VII

LE REPROCHE INGÉNIEUX

Peu de gens ignorent que messire Can de la Scale fut un des plus magnifiques seigneurs qu’on ait vus naître en Italie depuis l’empereur Frédéric II. Il est peu d’hommes que la fortune ait autant favorisés, et qui aient pu se faire plus d’honneur que lui de leurs richesses. Un jour qu’il s’était proposé de donner une fête superbe dans la ville de Vérone, et qu’il avait fait, en conséquence, de grands préparatifs, on le vit changer tout à coup de résolution, pour des motifs qu’on a toujours ignorés, et combler de présents les étrangers que la nouvelle de cette fête avait attirés de toutes parts à sa cour, afin de les dédommager, par cette politesse, du spectacle et des divertissements qu’il comptait leur donner. Il oublia, dans ses générosités, un nommé Bergamin, homme agréable, beau parleur, et qui avait des saillies si heureuses, qu’il fallait l’avoir