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pas plutôt vu qu’elle se mit à le gronder de ce qu’il avait été si longtemps à revenir. « D’où diable sors-tu à l’heure qu’il est ? sais-tu bien que tout le monde a dîné ? est-il possible que le ciel m’ait donné pour mari un homme de cette espèce ? »

Calandrin, jugeant par le discours de sa femme qu’il n’était plus invisible, et croyant qu’elle seule en était cause, entra aussitôt dans la plus grande colère. « Maudite femme, s’écria-t-il, que tu me fais de tort ! tu as tout gâté ; mais, par ma foi, tu me le payeras. » Il se décharge au plus vite de ses pierres, et courant à elle d’un air furieux, il la bat, la prend aux cheveux, la jette à terre et lui donne tant de coups de poing, tant de coups de pied, qu’il la laisse presque morte, quoique la pauvre femme s’épuisât à lui demander pardon.

Cependant Lebrun et Bulfamaque, après avoir ri quelque temps avec les gardes de la folie de leur camarade, le suivirent de loin et à petits pas. Arrivés près de la porte de sa maison, et entendant qu’il battait sa femme, ils l’appellent comme s’ils ne faisaient que d’arriver. Calandrin tout en eau, enflammé de colère et las de battre sa femme, parut à la fenêtre et les pria de monter. Feignant d’être fâchés contre lui, ils entrent, et voyant la chambre pleine de pierres et sa femme échevelée, le visage meurtri et pleurant à chaudes larmes dans un coin : « Que signifie tous ceci, mon cher Calandrin ? lui dirent-ils. Auriez-vous envie de bâtir, puisque voilà tant de pierres ? » Et puis, se tournant vers l’infortunée qui se lamentait : « Vous vous êtes donc vengé sur votre femme, lui dit Lebrun, du mauvais tour que vous nous avez joué ? Que veulent dire toutes ces folies ? » Calandrin, assis sur une chaise, accablé de lassitude, à cause du grand faix qu’il avait porté et des coups qu’il avait donnés, désolé de la bonne fortune qu’il croyait avoir perdue, n’eut pas la force de répondre un seul mot. Bulfamaque, voyant qu’il gardait le silence, et ne pouvant contenir son indignation, lui dit : « Si tu avais quelque chagrin, ce n’est pas sur nous qu’il fallait te venger, en nous laissant comme deux badauds dans la plaine de Mugnou, où tu nous avais menés sous un vain prétexte. C’est fort mal à toi de t’en être retourné sans nous rien dire. Tu peux compter aussi que c’est bien la dernière pièce que tu nous feras. » Calandrin, ramassant le peu de force qui lui restait : « Mes amis, répondit-il, ne vous fâchez pas ; la chose n’est pas comme vous l’entendez. Je suis plus à plaindre que vous ne croyez. J’avais trouvé la pierre précieuse dont je vous avais parlé ; vous en serez convaincus vous-mêmes lorsque je vous aurai dit que j’étais à moins de dix pas de vous dans le temps que vous me cherchiez. » Il leur conta ensuite d’un bout à l’autre ce qu’ils avaient fait, sans oublier les coups de pierres qu’il avait reçus, tantôt sur les jambes, tantôt sur les épaules. « Sachez de plus, continua-t-il, que les gardes, qui sont attentifs jusqu’à l’importunité pour voir tout ce qu’on porte dans la ville, ne m’ont pas dit le moindre mot en entrant : nouvelle preuve que j’étais vraiment invisible.