Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/449

Cette page n’a pas encore été corrigée

monté sur le poirier, je n’ai pas bougé du lieu où je suis. — Si cela est, reprit Pirrus, il faut que ce poirier soit enchanté ; car je vous jure que j’ai vu, mais bien vu, ce que je viens de vous dire. » Nicostrate, étonné de plus en plus, et persuadé de la vérité du récit de son intendant par l’air sérieux dont il l’avait accompagné, voulut voir par lui-même si le poirier était réellement enchanté et l’effet que cet enchantement produirait à son égard. « Je vais y monter, » dit-il. Il y monte en effet, mais à peine est-il sur les branches, que Pirrus et la dame commencèrent leur jeu. « Que faites-vous donc, madame ! et toi, Pirrus, est-ce ainsi que tu respectes ton maître ? » Les amants eurent beau lui répondre qu’ils étaient assis, il se hâta de descendre, en les voyant ainsi se trémousser ; mais il ne descendit pas si vite qu’ils n’eussent eu le temps d’achever à peu près la besogne et de reprendre leur place. « Quoi ! madame, me faire cet affront à mes yeux ! et toi, maraud… — Oh ! pour le coup, dit Pirrus en l’interrompant, j’avoue que vous avez été sages l’un et l’autre pendant que j’étais sur le poirier, et que ce que je croyais voir n’était qu’un enchantement. Ce qui achève de me le persuader, c’est que monsieur a cru voir lui-même ce qui n’était pas. — Tu as beau vouloir t’excuser, reprit le mari, ce que j’ai vu ne saurait être l’effet d’un enchantement. — Vous êtes, en vérité, aussi fou que Pirrus, dit la dame : si je vous croyais capable d’avoir réellement de pareilles idées sur mon compte, je me fâcherais tout de bon. — Quoi ! monsieur, dit Pirrus, vous feriez cet outrage à madame, qui est l’honnêteté, la vertu même ! Quand à moi, je ne chercherai point à m’excuser : Dieu m’est témoin que je souffrirais plutôt mille morts avant qu’une pareille chose m’entrât jamais dans l’esprit, à plus forte raison avant de l’exécuter en votre présence. Je vois à présent clair comme le jour que la faute en est au poirier. Il a fallu que vous y soyez monté vous-même, et que vous ayez cru voir ce qui vous met de si mauvaise humeur, pour me faire revenir sur votre compte et sur celui de madame. J’aurais juré vous avoir vus l’un et l’autre dans la posture la plus indécente. — Est-il possible, dit ensuite la dame en se levant et faisant un peu la fâchée, pour mieux dissuader son bonhomme de mari ; est-il bien possible que, me connaissant depuis si longtemps, vous ayez pu me croire capable de m’oublier à ce point ? Me jugez-vous donc assez dépourvue de raison pour oser vous faire cocu en votre présence ? Soyez persuadé que, si j’en avais la moindre envie, les occasions ne me manqueraient pas, sans que vous en sussiez jamais rien. »

Nicostrate se rendit à ces raisons. Il ne pouvait effectivement se persuader que sa femme et son intendant eussent osé se porter à un tel excès d’insolence. Il leur fit des excuses, et se mit ensuite à discourir de la singularité de l’aventure et des effets de la vue qui n’étaient pas les mêmes quand on se trouvait sur le poirier. Mais la dame, qui feignait toujours d’être fâchée de la mauvaise opinion que son mari avait eue de sa fidélité : « Puisque ce maudit poirier, dit-