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Quelques jours après, la femme badinant avec son mari, qui était de belle humeur, crut devoir profiter de la circonstance pour exécuter la seconde chose demandée par Pirrus. Dans cette idée, elle lui fit plusieurs petites caresses, le prit par la barbe, et tout en folâtrant, lui en arracha une touffe. Comme elle y avait employé un certain effort pour ne pas manquer son coup, on juge bien que le bonhomme dut éprouver quelque douleur. « Pensez-vous bien à ce que vous faites, madame ? lui dit-il en se fâchant sérieusement. — Bon Dieu ! monsieur, que vous êtes désagréable, quand vous faites ainsi la mine ! répondit-elle sans se déconcerter, et riant comme une folle : faut-il se fâcher si fort pour cinq ou six poils que je vous ai arrachés ? Si vous aviez senti ce que je sentais tout à l’heure quand vous me tiriez par les cheveux, vous ne vous montreriez pas si sensible dans ce moment. » Poussant ainsi la raillerie de parole en parole, elle garda le floquet[1] de barbe, et l’envoya le même jour à Pirrus.

La troisième condition était plus difficile à exécuter ; cependant, comme rien n’est impossible aux personnes qui ont de l’esprit et de la passion, elle crut avoir trouvé le moyen d’en venir à bout. Nicostrate avait deux jeunes pages, de noble famille, qu’on avait mis auprès de lui pour les former de bonne heure dans l’art des courtisans ; l’un lui servait à boire, l’autre était son écuyer de table. La dame leur fit accroire que leur bouche sentait mauvais, et leur recommanda de tenir la tête en arrière le plus qu’ils pourraient, quand ils serviraient leur maître ; les exhortant toutefois de n’en rien dire à personne. Les pages n’ayant pas manqué de faire ce qui leur était ordonné, la belle dit quelques jours après à son mari : « Ne vous êtes-vous point aperçu, monsieur, de la mine que font vos pages, lorsqu’ils vous servent ? — Oui, répondit-il, et j’ai été plusieurs fois tenté de leur en demander la raison. — Donnez-vous-en bien de garde, continua-t-elle, je vais vous l’apprendre. Il y a déjà quelque temps que je m’en suis aperçue ; mais, de peur de vous faire de la peine, je n’ai pas voulu vous en parler. À présent que les autres commencent à s’en apercevoir, il est bon de vous en avertir. Vous saurez donc que votre bouche sent extrêmement mauvais : je ne sais d’où cela provient, mais je vous avoue que c’est fort désagréable, surtout pour quelqu’un qui, comme vous, vit avec la meilleure compagnie. Il faudrait voir s’il n’y aurait pas moyen de faire passer cette mauvaise odeur. — Elle vient peut-être de quelque dent gâtée, dit Nicostrate. — Cela est très-possible, répondit la dame ; mais il est aisé de s’en convaincre. » Et, dans ce dessein, elle le conduit près de la fenêtre, et lui ayant fait ouvrir la bouche : « Ciel ! quelle infection ! s’écria-t-elle ; vous avez une dent non-seulement gâtée, mais pourrie ; je m’étonne que vous l’ayez pu souffrir si longtemps. — Si vous ne la faites promptement arracher, soyez sûr qu’elle gâtera les autres. — Cela n’est pas douteux, dit Nicostrate ; je vais envoyer quérir sur-le-champ un chirurgien. — Il n’en faut point, reprit la dame ; je l’arracherai bien moi-même

  1. Petite touffe floconneuse. (Note du correcteur ebooks libre et gratuit).