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est d’un naturel soupçonneux : or, ne peut-il pas se faire qu’il ait concerté tout cela avec madame ? Je n’en suis pas certain, mais il est un moyen de m’en éclaircir, et je me livre aveuglément à votre maîtresse si elle veut l’employer. Le voici : qu’elle tue l’épervier de son mari en sa présence ; qu’elle arrache et me donne une touffe de poils de sa barbe et une de ses meilleures dents ; dès qu’elle aura exécuté ces trois choses, je m’abandonne à elle sans la moindre défiance. »

Ces conditions parurent difficiles à Lusque, et plus encore à madame Lidie. Toutefois l’amour, fécond en ressources et en expédients, lui donna le courage d’entreprendre ces trois choses. Elle fit donc dire à Pirrus qu’elle remplirait les trois conditions, ajoutant que, puisqu’il croyait son maître si sage et si soupçonneux, elle voulait le faire cocu à ses propres yeux, et lui faire accroire ensuite que ce qu’il aurait vu était faux.

Pirrus attendit impatiemment l’exécution de la promesse de madame Lidie. Il était fort curieux de voir comment elle s’y prendrait pour venir à bout de ces trois choses. Elle ne tarda pas longtemps à le satisfaire.

Un jour que Nicostrate avait régalé plusieurs gentilshommes de ses amis, Lidie, magnifiquement parée, après qu’on eut desservi, entra dans la salle où l’on avait dîné, alla prendre dans un réduit contigu l’épervier que son mari aimait tant, et lui tordit le cou, en présence de Pirrus et de toute la compagnie. « Qu’avez-vous fait, ma femme ? » s’écrie aussitôt Nicostrate. Elle ne lui répond rien ; mais se tournant vers les gentilshommes : « Messieurs, leur dit-elle, je me vengerais d’un roi qui m’aurait offensée : pourquoi donc aurais-je craint de me venger d’un épervier ? cet oiseau m’a fait plus de mal que vous ne sauriez vous l’imaginer : il m’a souvent, et très-souvent, dérobé la présence de mon mari. Presque chaque jour, avant le lever du soleil, monsieur s’en va à la chasse avec son épervier et me laisse au lit toute seule. Il y a longtemps que je me proposais d’immoler cette victime à l’amour conjugal ; mais j’ai cru devoir attendre une occasion pareille à celle-ci : je voulais avoir des témoins qui pussent juger si c’est à tort que j’ai sacrifié cet oiseau à mon juste ressentiment. » Les amis de Nicostrate, persuadés que la dame ne s’était effectivement portée à cette action que par un pur attachement pour son mari, se mirent à rire, et, se tournant vers leur ami, qui paraissait de fort mauvaise humeur : « Préférer un oiseau à madame, lui dirent-ils, y songez-vous bien ? vous devez lui tenir compte de sa modération, elle a fort bien fait de se défaire d’un pareil rival. » Quand la dame fut rentrée dans sa chambre, ils poussèrent la plaisanterie encore plus loin ; et Nicostrate, revenu insensiblement de son chagrin, rit comme les autres d’une vengeance si singulière. Pirrus, qui avait été témoin de la scène, eut beaucoup de joie d’un commencement qui lui donnait de si belles espérances. « Dieu veuille, dit-il en lui-même, que ceci continue sur le même ton ! »