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insensible à sa douleur ; je vous en conjure par l’attachement que j’ai pour ma maîtresse et par celui que j’ai pour vous-même. Songez quel objet vous dédaignez ! Quelle gloire, quel honneur n’est-ce point pour vous d’être aimé d’une dame de ce mérite et de ce rang ! Réfléchissez-y, et vous ne tarderez pas à changer de sentiment. En tout cas, vous seriez un grand nigaud si vous ne profitiez point de l’occasion. Considérez que la fortune vous fait deux faveurs à la fois : en vous offrant celles de ma maîtresse, elle vous assure les siennes. Oui, si vous répondez aux désirs de madame, vous allez vous mettre pour toujours à l’abri de l’indigence. Représentez-vous tout ce qui peut satisfaire un cœur ambitieux : vous l’obtiendrez par son canal. Armes, chevaux, habits, bijoux, argent, rien ne vous manquera. Pensez bien à ce que je vous dis ; faites surtout attention que la fortune abandonne pour longtemps et quelquefois pour toujours ceux qui refusent les faveurs qu’elle leur offre. Elle se présente aujourd’hui à vous les mains ouvertes ; ne retirez pas les vôtres, si vous ne voulez l’avoir pour ennemie et vous trouver ensuite dans la misère, sans pouvoir vous plaindre que de vous-même. Vous me faites rire, en vérité, quand je songe à vos scrupules. Est-ce nous autres domestiques qui devons nous piquer d’une délicatesse que nos maîtres n’ont pas ? Celle que vous affichez en cette occasion serait tout au plus de mise avec vos parents, vos amis et vos pareils : elle est très-déplacée à l’égard de vos maîtres. Nous ne devons les traiter que comme ils nous traitent. Pensez-vous que si vous aviez une femme, une fille ou une sœur qui fût jolie et du goût de Nicostrate, il se fît le moindre scrupule de la suborner ? Vous seriez bien simple de le penser ; croyez, au contraire, que s’il n’en pouvait venir à bout par les prières, les présents, les promesses, et par toutes les voies de la persuasion, il ne se ferait aucune difficulté d’employer les voies de fait et de force. Ici, le cas est tout différent et tout à votre avantage. Non-seulement vous n’avez point cherché à séduire madame, mais c’est elle qui vous prévient, qui va au-devant de vous ; non-seulement vous ne lui manquerez pas, mais vous lui rendrez le repos, vous lui conserverez la vie ; car telle est sa passion pour vous, qu’elle risque d’en mourir si vous n’y apportez bientôt remède. Ne la rebutez donc pas, mon cher Pirrus ; ce serait refuser de faire une bonne œuvre et rejeter votre propre bonheur. »

Pirrus, qui avait déjà fait plusieurs réflexions sur la première ouverture de Lusque, et qui avait pris son parti d’avance, dans le cas qu’elle revînt à la charge, répondit qu’il était tout disposé à faire ce qu’elle désirait, pourvu qu’on pût le convaincre que madame Lidie agissait de bonne foi. « Je ne doute pas, ajouta-t-il, ma chère Lusque, de votre véracité ; mais, d’après la connaissance que j’ai du caractère de Nicostrate, je crains qu’il n’ait engagé sa femme à feindre de l’amour pour moi, afin d’avoir occasion d’éprouver ma fidélité. Vous savez qu’il m’a confié le soin de presque toutes ses affaires ; vous savez aussi qu’il