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NOUVELLE V

LE REPAS DES GELINOTTES OU ANECDOTES SUR UN ROI DE FRANCE

Le marquis de Montferrat fut un des plus grands et des plus valeureux capitaines de son temps. Son mérite l’ayant élevé à la dignité de gonfalonier de l’Église, il fut obligé, en cette qualité, de faire le voyage d’outre-mer avec une grosse armée de chrétiens qui allaient conquérir la terre sainte. Un jour qu’on parlait de ses hauts faits à la cour de Philippe le Borgne, roi de France, qui se disposait à faire le même voyage, un courtisan s’avisa de dire qu’il n’y avait pas sous le ciel un plus beau couple que celui du marquis et de la marquise sa femme ; et qu’autant le mari l’emportait, par ses grandes qualités, sur les autres guerriers, autant l’épouse était supérieure aux autres femmes par sa beauté et sa vertu.

Ces paroles firent une telle impression sur l’esprit du roi, que, sans avoir jamais vu la marquise, il conçut dès ce moment de l’amour pour elle. Comme il était alors sur le point de partir pour la Palestine, il résolut de ne s’embarquer qu’à Gênes, afin qu’allant par terre jusqu’à cette ville, il eût occasion de passer par Montferrat et d’y voir cette belle personne. Il se flattait qu’à la faveur de l’absence du mari, il pourrait obtenir d’elle ce qu’il désirait.

Philippe ne tarda pas d’exécuter son projet. Après avoir fait prendre les devants à ses équipages, il se mit en route avec une petite suite de gentilshommes. À une journée du lieu qu’habitait la marquise, il lui envoya dire qu’il irait dîner le lendemain chez elle. La dame, prudente et sage, répondit qu’elle était très-sensible à cet honneur, et qu’elle ferait de son mieux pour le bien recevoir. Cette visite de la part d’un si grand monarque, qui ne pouvait ignorer que son mari était absent, parut d’abord l’inquiéter. Elle n’en devinait pas le motif : mais, après y avoir un peu rêvé, elle ne douta point que la réputation de sa beauté ne lui attirât cette distinction. Cependant, pour soutenir la dignité de son rang, elle résolut de lui rendre tous les honneurs possibles. Elle fit assembler les gentilshommes du canton, pour régler, par leur conseil, ce qu’il convenait de faire en pareil cas ; mais elle ne voulut confier à personne le soin du festin, ni le choix des mets qui devaient être servis. Elle donna ordre qu’on prît toutes les gelinottes qu’on pût trouver, et commanda à ses cuisiniers de les déguiser du mieux qu’ils pourraient, et d’en faire plusieurs services sans y ajouter aucune autre viande.

Le roi ne manqua pas d’arriver le lendemain comme il l’avait fait dire, et fut