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sa force, après s’être écriée : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » La pierre fit un si grand bruit à l’approche de l’eau, que Tofano ne douta point que Gitta ne se fût réellement jetée dans le puits. La peur le saisit, il court chercher le seau avec la corde, sort précipitamment de la maison et va droit au puits pour tâcher de l’en retirer ; mais la belle, qui s’était cachée près de la porte, ne voit, pas plutôt son mari dehors, qu’elle entre, referme la porte aux verrous et va se tapir à la fenêtre, d’où elle crie d’un ton à persuader qu’elle était de mauvaise humeur : « C’est lorsqu’on boit le vin qu’il faut y mettre de l’eau, et non quand on l’a bu ! » Qu’on juge de la surprise de Tofano. Il revint vite sur ses pas, et trouvant la porte fermée, il pria sa femme de lui ouvrir. Elle n’en voulut rien faire et le laissa longtemps se morfondre, comme il l’avait fait à son égard. Le mari insistant et menaçant d’enfoncer la porte, la belle se mit à crier à pleine tête : « Maudit ivrogne, méchant garnement, je t’apprendrai à vivre. Tu ne rentreras pas de ce soir : je suis lasse de ta mauvaise conduite. Je veux enfin te dénoncer à tout le quartier, et lui faire voir l’heure à laquelle tu reviens chez toi ; nous verrons qui de nous deux sera blâmé. »

Tofano, furieux du tour qu’elle lui avait joué, ne ménagea pas les injures. Il lui en dit de toutes les façons et cria si fort, que les voisins, éveillés par le bruit, se mirent aux fenêtres pour voir ce que c’était. La femme ne les eut pas plutôt entendus demander le sujet de ce tapage, qu’elle leur répondit d’un ton larmoyant : « C’est ce vilain homme, ce misérable qui s’enivre tous les jours, et qui, après s’être endormi dans les cabarets, revient presque tous les soirs à cette heure-ci. J’ai longtemps patienté, et me suis contentée de lui représenter ses torts ; mais puisque mes remontrances n’ont servi de rien, et qu’il a lassé ma patience, j’ai voulu aujourd’hui le laisser dehors, pour voir si cette correction serait plus efficace. » Tofano, pour se justifier, conta bêtement tout ce qui s’était passé et menaçait sa femme de la maltraiter si elle le laissait plus longtemps à la porte. « Quelle effronterie ! s’écria-t-elle en s’adressant aux voisins ; que dirait-il donc si j’étais dans la rue et qu’il fût dans la maison ? je vous laisse à juger de son bon sens ou de sa bonne foi ! Il m’attribue précisément ce qu’il a fait lui-même ; c’est lui qui a jeté la pierre dans le puits, croyant sans doute me faire peur ; mais je n’ai pas été dupe de sa supercherie, et vous ne le serez point de son mensonge atroce. Plût à Dieu qu’il se fût jeté dans le puits tout de bon pour y tremper son vin ! je ne serais plus exposée à sa brutalité ! Ce misérable me fait souffrir le martyre depuis que j’ai eu le malheur de l’épouser. »

Les voisins, tant hommes que femmes, jugeant par les apparences, blâmèrent Tofano et se mirent à lui chanter pouilles[1] de ce qu’il parlait si mal de sa femme. Le bruit fut si grand et courut si vite de maison en maison, qu’il parvint jusqu’aux parents de la belle. Ils se transportèrent aussitôt sur les lieux

  1. Secouer les puces, (pouille : pou). (Note du correcteur ebooks libre et gratuit).