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sans boire, et se rendit le soir dans sa maison, chancelant et tombant, comme s’il eût été véritablement ivre. Il continua de jouer si bien son personnage, que sa femme, donnant dans le panneau, crut qu’il n’était pas nécessaire de le faire boire davantage, et le fit coucher incontinent. Il ne fut pas plutôt au lit, et avait à peine fait semblant de s’endormir, que la femme sortit de la maison et courut chez son amant, où elle demeura jusqu’à minuit. Tofano, ayant entendu ouvrir la porte, se leva dans l’intention de surprendre sa femme avec quelque galant. Étonné de voir qu’elle était sortie, et ne doutant pas qu’elle n’eût été le faire cocu, il ferme la porte aux verrous, et va se poster à la fenêtre pour la voir revenir et lui faire connaître qu’il savait à quoi s’en tenir sur sa conduite. Il eut la patience d’y demeurer jusqu’à son retour, quoiqu’on fût alors au commencement de l’hiver. La belle, désolée de trouver la porte fermée, ne savait que devenir. Elle fit de vains efforts pour l’ouvrir de force. Son mari, après l’avoir laissée faire quelques moments : « C’est temps perdu, ma femme, lui dit-il, tu ne saurais entrer. Tu feras beaucoup mieux de retourner à l’endroit d’où tu viens. Tu peux être assurée de ne remettre les pieds dans la maison, que je ne t’aie fait la honte que tu mérites, en présence de tous tes parents et de tous nos voisins. » La dame eut beau prier, solliciter, pour qu’on lui ouvrît ; elle eut beau protester qu’elle venait de passer la soirée chez une de ses voisines, parce que, les nuits étant longues, elle s’ennuyait d’être seule, ses prières et ses protestations furent inutiles. Son original de mari avait absolument décidé dans son esprit étroit de dévoiler aux yeux de tout le monde la conduite irrégulière de sa femme et son propre déshonneur. La belle, voyant que les supplications ne servaient de rien, eut recours aux menaces. « Si tu persistes à ne pas m’ouvrir, lui dit-elle, je t’assure que je t’en ferai repentir, et que je me vengerai de ton opiniâtreté de la manière la plus cruelle. — Et que peux-tu me faire ? dit le mari. — Te perdre, reprit la femme, à qui l’amour venait d’inspirer une ruse infaillible pour le déterminer à ouvrir… oui, te perdre ; car, plutôt que de souffrir la honte que tu veux me faire subir injustement, je me jetterai dans le puits qui est ici tout près ; et comme tu passes avec justice pour un brutal et un ivrogne, on ne manquera pas de dire que c’est toi qui m’y as jetée dans un moment d’ivresse. Alors, ou tu seras obligé de t’expatrier et d’abandonner tes biens, ou tu t’exposeras à avoir la tête tranchée, comme homicide de ta femme, dont effectivement tu auras à te reprocher la mort. » Cette menace ne fit pas plus d’effet sur l’âme de Tofano que les prières d’auparavant. Sa femme le voyant inébranlable : « C’en est donc fait de moi, lui dit-elle ; Dieu veuille avoir pitié de mon âme et de la tienne ! Je laisse ici ma quenouille dont tu feras l’usage qu’il te plaira. Adieu, mon mari, adieu. »

La nuit était des plus obscures ; à peine eût-on pu distinguer les objets dans la rue. La femme va droit au puits, prend une grosse pierre et l’y jette de toute