Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/409

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’Agnès, profita de l’occasion qu’il eut de la voir, pour lui confirmer de bouche ce que ses soupirs et ses yeux lui avaient dit tant de fois auparavant. Il lui peignit la situation de son cœur, et ne manqua pas de lui dire que son repos, son bonheur, sa vie même, dépendaient du retour dont elle payerait ses sentiments.

La belle, qui n’était ni prude ni bégueule, ne s’offensa point de la déclaration. Son amour-propre en parut même flatté ; mais comme elle était sage et qu’elle aimait son mari, elle ôta toute espérance à Renaut, et lui défendit de parler davantage d’amour. L’amant fit de nouvelles tentatives, elles ne lui réussirent pas plus que la première. Il se fit moine de dépit ; et soit que l’état religieux lui convînt, soit autre chose, il persista dans sa résolution, et demeura dans l’ordre. Il renonça sérieusement à l’amour et aux autres vanités du monde. Il tint bon quelque temps ; mais le démon, plus fort que sa dévotion, lui fit à la longue reprendre ses vieilles habitudes. Sa passion pour Agnès se réveilla, et il se livra à tous ses anciens penchants, sans vouloir pour cela quitter le froc. Au contraire, il se faisait un plaisir de se montrer en habit de religieux, toujours propre, toujours élégant ; c’était, en un mot, un moine petit-maître. On le voyait partout réciter des vers galants, chanter des couplets de sa façon, et faire mille autres gentillesses semblables. Mais qu’ai-je besoin de vous décrire le luxe de frère Renaut ? Il suffit de dire qu’il se conduisait comme font les moines d’aujourd’hui. Quels sont ceux en effet qui suivent l’esprit de leur état ? Hélas ! à la honte de ce siècle pervers et corrompu, les moines, vous le savez, ne rougissent pas de paraître dans le monde, gras, dodus, vermeils, délicats, recherchés dans leurs habits, et de marcher, non comme la modeste colombe, mais tels que des coqs orgueilleux, qui lèvent avec fierté leur crête panachée. Leurs chambres sont pleines de pots de confitures, de dragées, d’eaux de senteurs, des meilleurs vins de Grèce et des autres pays, de liqueurs, de fruits d’ambroisie ; de sorte qu’elles ressemblent plutôt à des boutiques d’épiciers ou de parfumeurs qu’à des cellules de religieux. Ils ne cachent même pas qu’ils sont sujets, pour la plupart, à la goutte, qui, comme on sait, ne s’attache guère à ceux qui jeûnent, qui sont tempérants, chastes, qui mènent une conduite sage et réglée, ainsi qu’il convient à des ecclésiastiques et surtout à des moines. Pour moi, malgré l’indulgence qui m’est naturelle, je ne puis voir sans surprise et sans indignation combien ils ont dégénéré et combien ils dégénèrent tous les jours. Saint Dominique et saint François n’avaient pas trois habits pour un ; leurs habillements n’étaient pas de soie, ni de drap fin, ni de couleur recherchée, mais de grosse laine et de couleur naturelle, uniquement destinés à les défendre du froid, et non pour les faire paraître avec éclat. Dieu veuille remédier à ces abus, en ouvrant enfin les yeux aux imbéciles qui les nourrissent et les engraissent de leurs charités !