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de ma geline[1], et une bouteille de vin ; prends ce qu’il te faudra, et retire-toi sans faire aucun mal ni à moi ni à Jean, mon mari, qui est ici. » Après ces paroles, elle dit à Jean de cracher, et Jean cracha. Fédéric, qui entendait tout cela, fut bientôt au fait ; ses soupçons se dissipèrent, et, malgré la mauvaise humeur que lui causait ce fâcheux contre-temps, il eut bien de la peine de s’empêcher de rire quand il entendit cracher le mari par ordre de sa femme. Il disait alors en lui-même : « Puisse-t-il cracher les dents ! » La conjuration ayant été répétée par trois fois, les conjurateurs retournèrent au lit. Fédéric, qui comptait souper avec sa maîtresse, et qui avait bien saisi le sens de l’oraison, courut au jardin et emporta chez lui les poulets, les œufs frais et le vin, et soupa de fort bon appétit. Il ne tarda pas à revoir sa chère amante, et rit beaucoup avec elle de l’enchantement.

Il est des gens qui prétendent que madame Tesse n’avait pas manqué de retourner le museau de la tête d’âne du côté de Fiésole, mais qu’un paysan passant par la vigne, s’était amusé à faire faire plusieurs tours avec son bâton, et que le museau était resté tourné du côté de Florence. C’est ce qui trompa Fédéric. Aussi ces mêmes gens assurent-ils que la dame avait dit l’oraison de la manière que voici : « Esprit, esprit, retire-toi, et ne m’en veux point ; ce n’est pas moi qui ai tourné la tête de l’âne. Que Dieu punisse celui qui l’a fait. Je suis ici avec Jean, mon mari ; » et qu’ainsi Fédéric s’en était retourné chez lui sans souper. Mais une femme fort âgée, qui a été longtemps voisine de la femme du cardeur, m’a dit que l’une et l’autre circonstance sont également conformes à la vérité, selon qu’elle l’avait ouï raconter dans sa tendre jeunesse : mais que la dernière façon ne regardait pas l’histoire de Jean le Lorrain, mais bien celle de Jean de Nelle, à qui il était arrivé une pareille aventure. Celui-ci, comme vous pouvez l’avoir ouï dire, demeurait à la porte Saint-Pierre, n’était ni moins simple, ni moins crédule que le premier. Ainsi on peut choisir, entre ces deux oraisons, celle qui plaira le plus, ou les adopter toutes deux, si on le juge à propos. On vient de voir qu’elles ont une grande vertu : les dames peuvent en faire usage dans l’occasion.


NOUVELLE II

PERRONNELLE OU LA FEMME AVISÉE

Il n’y a pas longtemps qu’à Naples un maçon, qui n’était rien moins qu’à son aise, épousa une jeune et jolie fille, nommée Perronnelle. Les nouveaux mariés gagnaient à grand’peine leur vie, l’un à maçonner et la femme à filer. Un jeune homme vit un jour celle-ci, la trouva à son gré et en devint amoureux. Il l’accosta, lui parla, lui rendit des soins, et la sollicita de tant de manières, qu’il lui fit approuver sa passion ; il fut convenu que le galant guetterait le mari, qui sortait tous les jours de grand matin pour aller travailler, et qu’aussitôt après il entrerait dans la maison, située dans une rue écartée et solitaire, nommée Avorio. Ce manège réussit plusieurs fois, à la grande satisfaction du couple amoureux ; mais il arriva un matin qu’après que le bonhomme fut sorti, et que Jeannet (c’était le nom du galant) fut entré, le mari, qui ne reparaissait pas pour l’ordinaire de la journée, retourna chez lui. Il trouve la porte fermée ; il heurte, et dit en lui-même : « Loué soit Dieu ! s’il a voulu que je fusse pauvre, il m’a du moins fait

  1. Poule. (Note du correcteur ebooks libre et gratuit).