Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/388

Cette page n’a pas encore été corrigée

vous avez à répondre, et dites-moi ce qui en est. — Il est vrai, monsieur, répondit-elle, sans rien rabattre de sa fierté, que Renaut est mon mari, et qu’il m’a trouvée entre les bras de Lazarin, que j’aime et que j’estime de tout mon cœur : je n’ai garde de nier un pareil fait. Mais, monsieur, vous êtes trop éclairé pour ne pas savoir que les lois qu’on crée dans un État doivent être communes aux délinquants, ou faites du moins avec le consentement des personnes qu’elles touchent de plus près. C’est ce qu’on n’a point pratiqué dans la création de celle dont il s’agit. Non-seulement elle n’est que contre nous autres malheureuses femmes, qui, en amour, pouvons pourtant beaucoup mieux que les hommes satisfaire à plusieurs ; mais même aucune femme n’a été consultée lorsqu’on la créa, et aucune ne l’a acceptée. Cette loi ne peut donc qu’être injuste et mauvaise. Si vous voulez l’exécuter aux dépens de ma vie et de votre conscience, vous en êtes le maître ; mais avant de prononcer, je vous supplie de m’accorder une grâce : c’est de demander à mon mari si toutes les fois qu’il a voulu goûter avec moi les plaisirs amoureux, je me suis jamais refusée à ses désirs. » Renaut, sans attendre que le juge lui fit cette question, répondit que cela était vrai, qu’il ne pouvait que louer la bonne volonté et la complaisance de sa femme sur cet article. La dame, reprenant aussitôt la parole, dit au juge : « Je vous demande donc, monsieur, après que mon mari a pris de moi tout ce qu’il a voulu, et qui lui était nécessaire, ce que je devais et ce que je dois faire du reste ? Fallait-il le jeter aux chiens ? N’était-il pas plus raisonnable d’en gratifier un gentilhomme aimable, qui m’aime plus que lui-même, que de le laisser perdre ou gâter ? »

Cette affaire avait fait un si grand bruit, qu’elle avait attiré au palais presque tous les habitants de Prato. Une si plaisante apologie fit rire tous les assistants, qui crièrent tout d’une voix que madame Philippe avait raison : de sorte qu’avant qu’on sortît, la loi, par l’avis du juge, fut interprétée, modifiée, disant qu’elle devait seulement s’entendre des femmes qui, pour de l’argent ou pour un sordide intérêt, seraient infidèles à leurs maris. Renaut, confus d’avoir échoué dans sa folle entreprise, se retira au bruit des huées ; et la dame, délivrée de la peine du feu, s’en retourna triomphante dans sa maison.