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elles dorment. Il les montre aussitôt à son maître, en lui disant : « Voyez donc, monsieur, si ce que je vous disais hier au soir n’est pas vrai : regardez ces grues, et voyez si elles ont plus d’une jambe et d’une cuisse. — Je vais te faire voir qu’elles en ont deux, répliqua messire Conrard ; attends un peu ; » et s’étant approché, il se mit à crier : Hou ! hou ! hou ! À ce bruit les grues de s’éveiller, de baisser l’autre pied et de prendre ensuite la volée. « Eh bien, maraud, dit alors le gentilhomme, les grues ont-elles deux pieds ? Que diras-tu maintenant ? — Mais, monsieur, repartit Quinquibio, qui ne savait plus que dire, mais vous ne criâtes pas : Hou ! hou ! hou ! à celle d’hier au soir ; car si vous l’aviez fait, elle aurait mis à terre, comme celles-ci, l’autre pied. » Cette réponse ingénue plut si fort à messire Conrard, qu’elle désarma sa colère ; et ne pouvant s’empêcher de rire : « Tu as raison, Quinquibio, lui dit-il, j’aurais dû vraiment faire ce que tu dis : va, je te pardonne ; mais n’y reviens plus. » C’est ainsi que par une repartie tout à fait plaisante, le cuisinier esquiva la punition et fit sa paix avec son maître.


NOUVELLE V

RIEN DE PLUS TROMPEUR QUE LA MINE

Messire Forêt de Rabata était un petit homme fort mal fait, ayant le visage plat et le nez camus comme celui d’un chien terrier : il était, en un mot, si affreux que, l’eût-on comparé au plus difforme des Baronchi, on l’aurait encore trouvé fort laid. Cependant, avec sa difformité, il fut un si grand jurisconsulte, que les savants de son temps l’ont regardé comme un code vivant de droit civil.

Giotto, fameux peintre, n’était guère moins laid. Celui-ci avait une imagination si vive pour saisir tous les rapports des objets, pour en rendre les moindres nuances, que ses ouvrages faisaient illusion, et qu’on prenait pour la nature ce qui n’en était qu’une imitation, tant son pinceau était énergique et plein de vérité. C’est lui qui ressuscita la peinture de l’état de langueur et de barbarie où l’avaient plongée des peintres sans goût et sans talent, plus jaloux de charmer les yeux des ignorants et de gagner de l’argent que de plaire aux connaisseurs et d’acquérir de la gloire ; aussi le regarde-t-on comme une des lumières de l’école florentine. Ce qui relevait infiniment son mérite était une modestie fort rare dans les gens de son état. Il avait l’ambition d’être le prince des