Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/379

Cette page n’a pas encore été corrigée

monseigneur, aurait-il de la peine à faire la mienne : en tout cas, je puis vous assurer que si je me laissais vaincre, ce ne serait pas pour de la fausse monnaie. » Le prélat et le Catalan, tous deux piqués au vif de cette repartie, l’un pour s’être conduit si peu honnêtement à l’égard d’une femme honnête, l’autre comme parent ou allié du mari avare et crapuleux, se retirèrent tout confus, sans oser rien répliquer.


NOUVELLE IV

LE CUISINIER

Vous pouvez avoir entendu dire ou avoir vu par vous-mêmes que messire Conrard, citoyen de Florence, a toujours été homme de grande dépense, libéral, magnifique, aimant beaucoup les chiens et les oiseaux, pour ne rien dire de ses autres goûts. Un jour, à la chasse du faucon, il prit une grue, près d’un village nommé Perctola. La trouvant jeune et grasse, il ordonna qu’on la remît à son cuisinier pour la rôtir et la servir à son souper. Notez bien que ce cuisinier, Vénitien d’origine, et qui portait le nom de Quinquibio, était un sot accompli. Il prend la grue et la fait rôtir de son mieux. Elle était sur le point d’être cuite, et répandait une excellente odeur, lorsqu’une femme du quartier, appelée Brunette, dont Quinquibio était amoureux, entra dans la cuisine. L’agréable fumée qu’exhalait l’oiseau qu’on venait d’ôter de la broche fait naître à cette femme l’envie d’en manger, et aussitôt de prier instamment le cuisinier de lui en donner une cuisse. Celui-ci se moque d’elle, et lui répond en chantant : « Vous ne l’aurez pas, dame Brunette, vous ne l’aurez pas de moi. — Si vous ne me la donnez, répliqua la femme, je vous jure que vous n’aurez jamais rien de moi. » Après plusieurs paroles de part et d’autre, Quinquibio, qui ne voulait pas déplaire à sa maîtresse, coupe la cuisse et la lui donne. Il y avait ce jour-là, au logis, grande compagnie à souper. La grue fut servie avec une seule cuisse. Un des convives, qui fut le premier à s’en apercevoir, ayant montré de l’étonnement, messire Conrard fit appeler le cuisinier, et lui demanda ce qu’était devenue l’autre cuisse. Le Vénitien, naturellement menteur, répondit effrontément que les grues n’avaient qu’une jambe et une cuisse. « Crois-tu donc que je n’aie jamais vu d’autres grues que celle-ci ? — Ce que je vous dis, monsieur, est à la lettre ; et si vous en doutez encore, je me fais fort de vous le prouver dans celles qui sont en vie. » Tout le monde se prit à rire de cette réponse :