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mets plus délicat que ce qu’on sert ordinairement pour d’autres personnes. Je me suis souvenu du faucon ; j’ai pensé qu’il serait assez bon pour vous être présenté ; je l’ai tué sans balancer, quelque excellent qu’il fût pour la chasse, et vous l’ai fait servir à dîner. Mais puisque vous désiriez l’avoir vivant, je ne me consolerai jamais de vous l’avoir donné à manger. Je ne le vois que trop, il est de ma malheureuse destinée de ne pouvoir rien faire qui vous soit agréable. » Après ces paroles, pour la convaincre qu’il était loin de lui en imposer, il fit apporter les plumes, les serres et le bec de l’oiseau.

Madame Jeanne le blâma fort d’avoir tué un faucon d’un tel prix, pour le lui servir à manger ; mais dans le fond de son âme, elle lui sut un gré infini de sa générosité, que le malheur et la misère n’avaient pu lui faire perdre. « Je vous tiendrai compte toute ma vie, lui dit-elle ensuite, de ce sacrifice, de quelque manière que la Providence dispose de mon fils. » Se voyant donc sans espoir d’avoir le faucon, elle prit congé de Fédéric, le remercia de son honnêteté et de ses bonnes intentions, et s’en retourna fort triste, rêvant à ce qu’elle dirait à son enfant pour le consoler du malheur qui était arrivé. Elle le trouva plus malade, et eut la douleur de le voir mourir quelques jours après, soit que le chagrin de n’avoir pu avoir le faucon eût empiré son état, soit que sa maladie fût mortelle de sa nature.

Cette mort affligea beaucoup la dame. Après avoir donné quelques jours à ses larmes, elle se vit sollicitée par ses frères à se remarier, parce qu’elle était encore jeune et fort riche. Elle n’en avait pas trop d’envie ; mais se voyant tous les jours pressée par ses parents et ses amies, elle se ressouvint de l’honnêteté, de la constance, de la générosité de Fédéric, qui avait tué son faucon pour lui donner à dîner. « Je demeurerais volontiers veuve, dit-elle à ses parents, si cela vous faisait plaisir ; mais puisque vous voulez que je me remarie, je vous préviens que je n’accepterai jamais pour époux que Fédéric d’Albérigni. — Que dites-vous là ? s’écrièrent ses frères en se moquant d’elle. Parlez-vous sérieusement ? nous ne pouvons le croire. Ignorez-vous que ce gentilhomme est aujourd’hui dans la plus affreuse misère ? — Je le sais, répliqua-t-elle ; mais j’aime mieux un homme qui ait besoin de richesses, que des richesses qui aient besoin d’un homme. » Ses frères, la voyant décidée à ne pas prendre d’autre mari que celui-là, ne pouvant d’ailleurs se dissimuler que Fédéric ne fût un très-honnête gentilhomme, consentirent qu’elle l’épousât, tout pauvre qu’il était. Le mariage se fit avec beaucoup de magnificence. Le nouvel époux, que l’adversité avait rendu sage, se voyant, pour la seconde fois, à la tête d’une grande fortune, devint économe, et passa avec celle qu’il avait si longtemps aimée, des jours heureux dans les plaisirs et dans la plus tendre et la plus parfaite union.