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à venir se mettre à table. Le repas fini, et après une assez longue conversation des plus amusantes, madame Jeanne crut qu’il était temps de lui découvrir le motif de sa visite, et lui parla en ces termes :

« Si vous vous souvenez encore, seigneur Fédéric, de tout ce que vous avez fait pour moi, et de ma grande retenue, qui vous a peut-être fait penser que j’avais l’âme dure et sauvage, je ne doute pas que vous ne soyez étonné de ma présomption lorsque vous apprendrez le véritable sujet qui m’a amenée chez vous. Cependant si vous aviez des enfants, ou que vous en eussiez eu, comme vous connaîtriez alors quelle est la force de la tendresse paternelle, je suis assurée que vous m’excuseriez. Mais vous n’en avez point ; et moi, qui en ai un, je ne puis me soustraire aux lois communes à toutes les mères : c’est ce qui me force, contre toute raison, contre ma propre volonté, à vous demander une chose que je sais que vous estimez beaucoup et à bon droit, puisqu’elle est la seule consolation que la fortune vous ait laissée : en un mot, c’est votre faucon que je vous demande. Mon fils est malade ; il a une si grande envie de l’avoir, que je crains fort, si je ne le lui apporte, que sa maladie n’empire, et que le chagrin ne le fasse mourir : c’est pourquoi je vous conjure, non par votre amitié, car vous ne m’en devez point, mais par cette bonté de cœur, cette bienfaisance généreuse qui ne s’est jamais démentie, et qui vous distingue si supérieurement des autres hommes ; je vous conjure, dis-je, de m’accorder la grâce que je vous demande. Mon fils vous devra la santé, peut-être la vie, et vous allez par ce bienfait acquérir des droits éternels sur son cœur et sur le mien. »

Fédéric, ne pouvant satisfaire les désirs de la dame, puisqu’elle avait mangé ce qu’elle lui demandait, se mit à pleurer, avant de pouvoir répondre une seule parole. La dame crut que le chagrin de perdre son faucon était la cause de ses larmes : elle fut sur le point de se rétracter ; cependant elle attendit la réponse qu’il lui ferait quand il aurait cessé de pleurer. « Madame, lui dit-il, depuis le premier moment que j’ai été épris de vos charmes, j’ai reconnu que la fortune m’a été contraire en bien des choses, et je me suis plaint de ses rigueurs ; mais tous les revers que j’ai éprouvés ne sont rien en comparaison de ce qu’elle me fait souffrir aujourd’hui ; il m’en restera toujours une vive amertume dans l’âme. Eh ! pouvait-elle me porter un coup plus sensible, plus cruel, quand je considère que vous vous êtes donné la peine de vous rendre en cette chaumière où vous n’auriez certainement pas daigné venir quand j’étais riche, et que vous me demandez une chose qu’il m’est absolument impossible de vous donner ? Cruelle fortune, ne cesseras-tu donc jamais de me persécuter ! J’ai souffert patiemment toutes mes disgrâces ; mais je vous avoue, madame, que celle-ci m’accable : je n’ai plus de faucon. Aussitôt que vous m’avez fait la grâce de me dire que vous veniez dîner avec moi, sensible à cette grande faveur, j’ai pensé qu’il fallait, selon mon petit pouvoir, vous offrir un