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ingrate ne jouit pas longtemps du plaisir que lui causa ma mort ; elle mourut bientôt après : et parce qu’elle ne s’était point repentie de m’avoir traité avec tant de rigueur et de cruauté, elle fut damnée aussi bien que moi. Il nous a été imposé pour peine, à elle de fuir devant moi, et à moi qui l’ai tant aimée pendant ma vie, de la poursuivre comme ma plus grande ennemie dans l’équipage où tu me vois. Toutes les fois que je l’atteins, je la perce de cette lance, je lui arrache le cœur, ce cœur qui fut toujours dur et insensible pour moi, et j’en fais ensuite la curée à ces chiens, comme tu vas le voir dans un moment. Cette opération faite, il plaît à la justice divine de la ressusciter un moment après : alors elle se relève, recommence à fuir tout de nouveau ; et moi, précédé de ces gros mâtins, je continue à la poursuivre. Tous les vendredis à la même heure, je l’atteins ici, où je lui fais subir le supplice dont je viens de te parler. Ne pense pas que nous soyons en repos les autres jours : je ne cesse point de la suivre, et je l’éventre dans tous les lieux où elle a fait ou machiné quelque chose contre moi. De son plus tendre ami, je suis devenu son persécuteur et son bourreau ; ce qui durera autant d’années qu’elle m’a fait souffrir de mois. Laisse-moi donc exécuter la volonté du souverain vengeur du crime, et ne t’avise point d’y mettre obstacle, parce que tes efforts seraient inutiles, et qu’il pourrait t’en mal arriver. » Anastase, entendant un pareil discours, sentit plusieurs fois ses cheveux se dresser sur sa tête. Les derniers mots surtout l’intimidèrent si fort, qu’il recula de frayeur. Il s’arrêta toutefois pour voir ce qui arriverait ; et, frémissant d’horreur, il vit le cavalier, tenant sa lance en arrêt, fondre comme un lion enragé sur cette malheureuse, qui, à genoux et les mains levées vers le ciel, lui demandait à grands cris miséricorde. Il lui enfonça de toute sa force sa lance dans l’estomac, et la perça d’outre en outre. Il lui ouvrit ensuite le sein, lui arracha le cœur et les entrailles, et les jeta aux chiens affamés, qui les dévorèrent incontinent. Un moment après, cette jeune victime se relève et se remet à fuir du côté de la mer, les chiens toujours attachés à sa poursuite. De son côté, le cavalier remonte à cheval, et court de nouveau après elle avec tant de vitesse, qu’Anastase les eut bientôt perdus de vue.

Il est aisé de se figurer la situation où un pareil spectacle dut le plonger. Son cœur était partagé entre l’horreur et la compassion. Revenu à lui-même, il pensa que cette aventure pourrait lui être utile, puisque la scène s’en renouvelait tous les vendredis. Il en remarqua le lieu, et s’en retourna chez lui tout pensif.

Deux ou trois jours après, il envoya querir à Ravenne plusieurs de ses parents et de ses amis. « Vous m’avez longtemps pressé, leur dit-il, de ne plus songer à l’inhumaine qui me déteste, et de cesser les folles dépenses que j’ai faites à son sujet ; me voilà enfin, une fois pour toutes, prêt à suivre votre conseil, si vous voulez m’accorder la grâce que je vais vous demander : c’est d’engager messire