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voulait demeurer là, et qu’ils pouvaient retourner à la ville, s’ils le jugeaient à propos. Fixé dans ce lieu champêtre, il ne songea qu’à mener une vie joyeuse, faisant plus de dépense que jamais, et tenant table ouverte à tous allants et venants. C’était tous les jours nouvelle compagnie et nouveaux plaisirs.

Pendant qu’il cherchait ainsi à dissiper son chagrin loin de l’objet qui le causait, un vendredi du commencement de mai, qu’il n’avait personne, et qu’il se promenait accompagné de quelques domestiques, les cruautés de sa maîtresse lui revinrent dans l’esprit, et l’occupèrent si fort, qu’il ordonna à ses gens de le laisser seul, pour pouvoir rêver plus à son aise. Sa rêverie le mena insensiblement jusque dans un bois planté de pins. Il avait fait plus d’un quart de lieue dans cette forêt sans s’en apercevoir ; et l’heure du dîner était déjà passée ; lorsque, tout occupé de celle qu’il aimait, ils crut entendre la voix d’une femme qui poussait des plaintes et des cris douloureux. Ce bruit l’arrache à sa profonde rêverie : il lève la tête, prête une oreille attentive, et est fort surpris de voir que les cris partent du milieu du bois. Il le fut bien davantage, lorsque, après avoir porté ses regards de tous côtés, il vit venir à lui, à travers des broussailles, une belle et jeune femme nue, échevelée, ayant le bas de son corps déchiré et sanglant, poursuivie par deux gros mâtins qui la mordaient presque à chaque moment, et dont l’approche lui faisait jeter des cris lamentables. Un moment après, il vit paraître un cavalier fort basané, monté sur un cheval noir, le visage enflammé de colère, tenant une lance à la main, courant après elle, l’accablant d’injures et la menaçant de la tuer. Ce spectacle remplit tout à la fois le cœur d’Anastase d’étonnement, d’horreur et de pitié. Ému de compassion pour cette femme, son premier mouvement fut de la secourir ; mais, se trouvant sans armes, il coupe une branche d’arbre, et se met au-devant des chiens. Le cavalier lui cria de loin : « Anastase, c’est vainement que tu voudrais défendre cette méchante femme ; il faut qu’elle subisse la punition qu’elle mérite. » Dans ce même moment, les chiens l’ayant saisie par les flancs, la renversèrent à terre. Le cavalier descend presque aussitôt de cheval, et s’approche de cette infortunée. « J’ignore qui vous êtes, lui dit Anastase, et d’où vous me connaissez ; mais je ne saurais m’empêcher de vous dire que c’est une grande lâcheté à un homme armé de vouloir tuer une femme nue et sans défense, et de la faire ainsi chasser comme une bête féroce. Vous avez beau vouloir m’arrêter, je la défendrai de toutes mes forces, dût-il m’en coûter la vie. — Tu sauras, mon cher Anastase, répliqua le cavalier, que je naquis dans la même ville que toi ; et je me souviens que tu étais encore bien jeune lorsque tu fus nommé Gui des Anastases. Tu sauras aussi que j’étais alors plus amoureux de cette femme que tu ne l’es aujourd’hui de la fille de Paul des Traversaires. Elle me traita si cruellement, et avec tant de fierté, que je me tuai de désespoir du même javelot que tu vois, et je fus condamné aux enfers. Cette