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Ils se proposaient de passer quelques jours dans cet endroit, où tous les gentilshommes de la ville s’empressaient de leur faire la cour. Ces ambassadeurs, entendant venir le criminel, se mirent à la fenêtre pour le voir. Il était nu de la ceinture en haut, et avait les mains attachées derrière le dos.

Phinée, l’un des ambassadeurs, vieillard vénérable et fort considéré, le regardant avec attention ; aperçut sur son estomac une grande marque rougeâtre, de celles que la nature fait, et que les dames appellent ici des roses et des envies. Cette marque lui rappela aussitôt le souvenir d’un de ses enfants, que des corsaires lui avaient enlevé il y avait quinze ans, sur la mer de Laïazzo : il n’en avait eu depuis aucunes nouvelles. Il jugea que s’il vivait encore, il serait à peu près du même âge que le patient. Cette double ressemblance lui fit penser que ce pourrait bien être son fils lui-même. Pour éclaircir son doute, il imagina de l’appeler par son nom de Théodore. Pierre, s’entendant nommer, lève incontinent la tête. Les sergents s’arrêtent, par respect pour l’ambassadeur, qui demande alors au patient d’où il est et qui est son père. « Je suis d’Arménie, répondit Pierre, fils d’un nommé Phinée, et j’ai été conduit ici par je ne sais quelles gens. » Phinée, ne doutant plus, après cette réponse, que ce ne fût son fils, courut l’embrasser, suivi de ses collègues, au milieu des exécuteurs et des sergents qui l’escortaient. Il le couvrit d’un riche manteau, et obtint de l’officier qu’on suspendrait l’exécution jusqu’à nouvel ordre. Il avait appris, par la voix publique, le sujet pour lequel ce malheureux avait été condamné à être pendu. Suivi des autres ambassadeurs et de tous les seigneurs de sa suite, il alla trouver messire Conrard : « Celui, lui dit-il, que vous avez condamné comme esclave, est libre ; c’est moi qui suis son père, et il est prêt à épouser celle qu’on prétend qu’il a séduite. Ayez donc la complaisance de faire surseoir à l’exécution, jusqu’à ce qu’on ait su les intentions de la demoiselle, afin que, si elle l’accepte pour son époux, on ne puisse point vous reprocher d’avoir jugé contre l’esprit de la loi. » Le gouverneur, surpris d’apprendre que celui qui avait toujours passé pour esclave fût fils de l’ambassadeur, eut honte de la trop grande précipitation qu’il avait montrée dans cette affaire ; il reconnut que Phinée avait raison, et lui accorda ce qu’il demandait. Il envoya chercher Émeri, à qui il conta ce qui venait de se passer. Celui-ci, fort étonné de l’événement, ne doutant pas que les ordres barbares qu’il avait donnés n’eussent été exécutés, se reprocha amèrement d’avoir été si vite, et envoya néanmoins sur-le-champ un autre homme à toute bride pour empêcher l’exécution, s’il en était encore temps. Le courrier arriva par bonheur assez tôt ; il trouva le domestique à côté du lit de Violante, tenant l’épée d’une main, et le poison de l’autre, occupé à presser cette infortunée à se décider de mourir par l’un ou par l’autre. Il lui signifia les ordres de son maître, et Violante en fut quitte pour la peur. Son