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qu’elle jetait les hauts cris, son père, qui revenait de la chasse, entra dans la maison pour se délasser, et entendant sa fille qui criait douloureusement, courut aussitôt vers sa chambre. Il rencontre sa femme, et lui demande ce que c’est. Celle-ci, fort étonnée de le voir, et considérant qu’il ne lui servirait de rien de dissimuler, se vit forcée de lui conter l’aventure de sa fille, de la manière qu’elle l’avait apprise d’elle ; mais lui, moins crédule et moins indulgent que sa femme, répondit incontinent qu’il était impossible que Violante ne connût point l’auteur de sa grossesse ; qu’absolument il voulait savoir la vérité ; qu’il ne ferait grâce à sa fille qu’autant qu’elle la lui dirait ; qu’autrement elle pouvait se disposer à mourir sans miséricorde. La mère fit de son mieux pour apaiser son mari, et pour l’engager à se contenter de ce qu’elle lui avait dit. Mais tout fut inutile : il s’approche, l’épée à la main, de sa fille, qui, pendant ce dialogue, avait mis au jour un garçon ; et, sans pitié pour son état, il lui dit qu’il fallait ou se résoudre à mourir sur l’heure, ou à lui déclarer le père de l’enfant. La peur de la mort porta Violante à trahir son amant : elle avoua tout, mais non sans avoir longtemps combattu. Émeri devint si furieux en apprenant le nom du complice, qu’il dit cent injures à sa fille, et qu’il eut bien de la peine à s’empêcher de lui passer son épée au travers du corps. Il remit à un autre moment sa vengeance. Après avoir exhalé une partie de sa colère en imprécations, il remonte à cheval, et s’en retourne à Trapani. Son premier soin, en arrivant, fut d’aller trouver messire Conrard, qui rendait alors, au nom du roi, la justice dans cette ville. Il lui porta plainte contre Pierre, qui fut arrêté sur-le-champ. On le mit à la question pour avoir son aveu ; les tourments lui firent tout avouer. Ce malheureux fut condamné à être pendu, après qu’il aurait été préalablement fouetté dans tous les carrefours de la ville. Cet arrêt mit la joie dans le cœur d’Émeri ; mais il ne satisfaisait point sa vengeance. Il voulut se défaire en un même jour, et de sa fille et de son affranchi, et de leur enfant. Dans ce noir dessein, il mêle du poison dans du vin, et le remet avec une épée nue entre les mains d’un domestique fidèle : « Va, lui dit-il, va trouver Violante, et dis-lui de ma part d’opter sur l’heure entre ces deux genres de mort, ou du fer, ou du poison ; sinon, que je lui ferai subir publiquement le supplice qu’elle mérite. Quand tu te seras acquitté de cette commission, tu prendras l’enfant qu’elle a mis au monde, tu lui briseras la tête contre le mur, et tu le jetteras ensuite à la voirie. » Le barbare !… Le domestique, plus prompt au mal qu’au bien, partit incontinent, sans montrer la moindre répugnance.

Cette atrocité devait être commise le même jour, et c’était celui de l’exécution de Pierre. On avait été le prendre dans son cachot, et il avait déjà reçu cent coups de fouet, lorsqu’en le menant au lieu du supplice, on le lit passer devant une fameuse auberge où étaient alors trois Arméniens de distinction, que leur roi envoyait à Rome, pour négocier auprès du pape une affaire de grande importance.