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drai-je la liberté de voir si longtemps ta maîtresse, que tu t’en lasseras. » Puis, se tournant vers les bourreaux et les archers, il leur commanda de surseoir à l’exécution jusqu’à un nouvel ordre du roi. Ce brave militaire courut trouver le monarque ; et, quoiqu’il n’ignorât point qu’il était fort irrité : « Sire, lui dit-il, oserais-je vous demander quel est le crime de ces deux jeunes gens que Votre Majesté a condamnés à être brûlés vifs ? » Le roi lui ayant tout dit : « Je conviens, reprit l’amiral, que la faute qu’ils ont commise mérite une grande punition ; je ne trouverais même pas trop fort le supplice auquel ils sont condamnés, si tout autre que Votre Majesté avait prononcé leur arrêt ; mais, de même que les crimes méritent punition, il me semble que les services doivent être récompensés. Connaissez-vous bien ces deux criminels ? — J’ignore qui ils sont, répondit le roi. — Permettez-moi donc de vous les faire connaître, afin que vous jugiez vous-même que vous vous êtes laissé emporter trop loin par les mouvements de votre colère. Pardonnez-moi la liberté que je prends ; mais les grands princes ne doivent point s’abandonner aussi facilement à l’impétuosité de leur passion : ils doivent tout examiner avant de prononcer. Votre Majesté en conviendra sans doute elle-même, quand elle saura que le jeune homme qu’elle veut faire brûler est fils de Landolfe de Procida, propre frère de messire Jean de Procida, à qui vous devez la couronne ; et que la jeune fille doit le jour à Marin de Bulgare, le même qui a empêché que vous ne fussiez détrôné, et qui soutint à Ischia la gloire et la puissance de votre nom. D’ailleurs, ces jeunes gens s’aimaient depuis fort longtemps, c’est l’amour qui les a réunis, et non le dessein d’offenser Votre Majesté. Ainsi, bien loin de les faire mourir, il me semble, sire, que vous devriez les combler de bienfaits et d’honneurs. »

Le roi ne s’offensa point de la noble liberté avec laquelle lui avait parlé l’amiral : il l’en remercia au contraire, et parut seulement fâché d’avoir trop écouté son ressentiment. Il ordonna sur-le-champ qu’on fît paraître devant lui les amants ; et, après s’être convaincu par lui-même de la vérité de tout ce que l’amiral lui avait dit, il résolut de réparer le chagrin qu’il leur avait fait, par des honneurs et par des dons dignes de sa générosité. Il commença par les faire habiller selon leur qualité ; et ne voulant pas faire les choses à demi, il les maria, les combla de présents magnifiques, et les renvoya chez eux, où ils furent reçus de leurs parents avec une joie extraordinaire, et où ils vécurent aimés et caressés de tout le monde, autant qu’ils s’aimaient et se caressaient eux-mêmes, ne songeant aux malheurs passés que pour mieux sentir leur bonheur présent.