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Après leur avoir raconté son aventure, il leur demanda s’il n’y avait point dans le voisinage de bourg ou de château où il pût aller demander l’hospitalité. Ils lui dirent qu’à une lieue et demie de là il y avait le château de Lielle de Champ-Fleur, que la femme du seigneur occupait, et où il serait bien accueilli, parce que cette dame était très-hospitalière. Pierre, charmé de trouver encore une ressource, les pria de l’y faire conduire par un d’entre eux, ce qu’on lui accorda volontiers.

À peine y fut-il arrivé, qu’il rencontra un ancien domestique de son père ; il le reconnut et l’appela pour lui conter sa mésaventure. Il entrait déjà en marché avec lui pour l’envoyer à la recherche d’Angeline, lorsque la dame du château, qui l’aperçut d’une fenêtre, le fit appeler. Il serait difficile de se former une juste idée de la joie qu’il eut de voir sa maîtresse en abordant la dame. Il mourait d’envie de se jeter à son cou ; mais la timidité l’en empêcha. La joie d’Angeline ne fut pas moins grande à la vue de son amant. Après les premiers compliments, la maîtresse du château, qui savait déjà son aventure, lui reprocha avec douceur d’avoir voulu se marier contre le gré de ses parents. Elle chercha à l’en détourner ; mais le voyant ferme dans son dessein, considérant d’ailleurs les aimables qualités du caractère et de la figure de la jeune fille, et la tendresse qu’elle avait pour son amant : De quoi vais-je me mêler ? se dit-elle à elle-même ; pourquoi vouloir troubler le bonheur de ces aimables enfants ? ils s’aiment, ils se connaissent, ils sont également attachés aux intérêts de mon mari ; leurs vues et leurs désirs sont honnêtes : il faut donc leur laisser la liberté de suivre leur inclination ; d’ailleurs, il semble que la Providence autorise ce mariage, puisqu’elle a sauvé l’un du gibet, et l’autre de la javeline, et tous deux des bêtes féroces. Et véritablement, pourquoi m’opposerais-je aux décrets du ciel ? Bien loin d’empêcher cette union, je dois la favoriser. S’adressant ensuite aux deux amants : « Puisque vous êtes résolus, leur dit-elle, de vous marier ensemble, je prétends si peu vous en empêcher, que je veux que les noces se fassent céans, aux dépens de mon mari ; je me charge de vous raccommoder ensuite avec vos parents. »

Dieu sait si ces amants furent ravis d’un aussi agréable changement. Ils ne pouvaient contenir leur joie, et ils la firent éclater par mille démonstrations d’amour et de reconnaissance pour la dame. Cette vertueuse dame leur fit des noces aussi magnifiques qu’il est possible de les faire à la campagne. Le plaisir qu’elle leur procura fut pour elle la plus douce des jouissances. Quelques jours après, elle les mena à Rome. Elle trouva le père du jeune homme fort indisposé ; mais elle sut calmer son ressentiment et le réconcilier avec son fils et sa bru. Il les reçut chez lui, et, voyant combien ils étaient unis, il ne tarda pas à s’applaudir de cette alliance. Les nouveaux mariés s’aimèrent en effet jusqu’au tombeau, où ils ne descendirent que dans une extrême vieillesse.