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que tu vois ici, et peut-être meilleurs, étant plus près du souverain pontife, et vivant, pour ainsi dire, sous ses yeux. Si tu veux donc suivre mon conseil, mon cher ami, tu remettras ce voyage à une autre fois, pour un temps de jubilé, par exemple, et alors je pourrai peut-être t’accompagner.

— Je veux croire, mon cher Jeannot, répondit le juif, que les choses sont telles que tu le dis ; mais, pour te déclarer nettement ma pensée et ne pas t’abuser par de vains détours, je ne changerai jamais de religion, à moins que je ne fasse ce voyage. » Le convertisseur, voyant que ces remontrances seraient vaines, ne s’obstina pas davantage à combattre le dessein de son ami. D’ailleurs, comme il n’y mettait rien du sien, il ne s’en inquiéta pas plus qu’il ne fallait ; mais il n’en demeura pas moins convaincu que son prosélyte lui échapperait, s’il voyait une fois la cour de Rome.

Le juif ne perdit point de temps pour se mettre en route ; et, s’arrêtant peu dans les villes qu’il traversait, il arriva bientôt à Rome, où il fut reçu avec distinction par les juifs de cette capitale du monde chrétien. Pendant le séjour qu’il y fit, sans communiquer à personne le motif de son voyage, il prit de sages mesures pour connaître à fond la conduite du pape, des cardinaux, des prélats et de tous les courtisans. Comme il ne manquait ni d’activité ni d’adresse, il vit bientôt, par lui-même et par le secours d’autrui, que, du plus grand jusqu’au plus petit, tous étaient corrompus, adonnés à toutes sortes de plaisirs naturels et contre nature, n’ayant ni frein, ni remords, ni pudeur ; que la dépravation des mœurs était portée à un tel point parmi eux, que les emplois, même les plus importants, ne s’obtenaient que par le crédit des courtisanes et des gitons. Il remarqua encore que, semblables à de vils animaux, ils n’avaient pas de honte de dégrader leur raison par des excès de table ; que, dominés par l’intérêt et par le démon de l’avarice, ils employaient les moyens les plus bas et les plus odieux pour se procurer de l’argent ; qu’ils trafiquaient du sang humain, sans respecter celui des chrétiens ; qu’on faisait des choses saintes et divines, des prières, des indulgences, des bénéfices, autant d’objets de commerce, et qu’il y avait plus de courtiers en ce genre qu’à Paris en fait de draps ou d’autres marchandises. Ce qui ne l’étonna pas moins, ce fut de voir donner des noms honnêtes à toutes ces infamies, pour jeter une espèce de voile sur leurs crimes. Ils appelaient soin de leur fortune, la simonie ouverte ; réparation des forces, les excès de table dans lesquels ils se plongeaient, comme si Dieu, qui lit jusque dans les intentions des cœurs corrompus, ne connaissait pas la valeur des termes, et qu’on pût le tromper en donnant aux choses des noms différents de leur véritable signification.

Ces mœurs déréglées des prêtres de Rome étaient bien capables de révolter le juif, dont les principes et la conduite avaient pour base la décence, la modération et la vertu. Instruit de ce qu’il voulait savoir, il se hâta de retourner à