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vos ennemis, et que vos troupes en eussent en abondance, elle serait infailliblement victorieuse. — La question est de le pouvoir, répondit le roi. — La chose est très-possible, répliqua Martucio, et voici comment. Il faut que Votre Majesté fasse faire les cordes des arcs de vos archers beaucoup plus déliées qu’à l’ordinaire, et que le bout du trait qui donne sur la corde soit si mince, qu’il ne puisse servir qu’à ces cordes. Cette opération doit être tenue secrète, pour que l’ennemi ne puisse y pourvoir ; par ce moyen vous êtes sûr de le vaincre ; car lorsqu’il aura lancé toutes ses flèches sur vos troupes, il faudra nécessairement qu’il ramasse celles qui lui auront été tirées par vos archers, s’il veut continuer le combat ; mais elles ne pourront lui servir, à cause de la minceur du bout, sur lequel les cordes trop grosses n’auront pas assez de prise. Par ce moyen, vos troupes auront des armes en abondance, et les ennemis en manqueront. »

Cet avis plut extrêmement au roi. Il s’y conforma, et gagna la bataille, ce qui valut ses bonnes grâces à Martucio, dont il fit en très-peu de temps un grand seigneur.

La renommée de ce nouveau favori vola dans tout le royaume. Constance ne tarda pas à être informée que celui qu’elle croyait mort depuis longtemps, vivait encore, et était ce même Martucio que la faveur du prince avait élevé au plus haut degré de la fortune et de la grandeur. Elle reprit courage, et l’amour presque éteint se ralluma dans son cœur. Elle conte à la bonne dame toutes les aventures qui lui étaient arrivées, et lui fait part de la situation où elle se trouvait par la découverte qu’elle avait faite, en apprenant que le favori du roi était son ancien amoureux ; elle finit par lui témoigner un grand désir d’aller à Tunis, pour se convaincre de la vérité par ses yeux. La dame, animée d’une tendresse toute maternelle, loua son dessein, voulut l’accompagner et s’embarqua avec elle. Arrivées dans cette capitale, elle la mena chez une de ses proches parentes, qui la reçut le mieux du monde. Chereprise, qui avait été du voyage, fut envoyée pour s’informer si ce Martucio, favori du prince, était Martucio Gomito de Lipari, qui, quelques années auparavant, avait fait le métier de corsaire, avec plusieurs jeunes gens de la même île. Les informations vinrent à l’appui de tout ce qu’on avait ouï dire. Alors la bonne dame, voulant annoncer la première à Martucio l’agréable nouvelle de l’arrivée de sa maîtresse, alla le trouver, et lui dit qu’elle avait chez elle une personne nouvellement arrivée de Lipari, qui désirait de lui parler en particulier. « Comme elle ne veut être vue que de vous, ajouta-t-elle, je me suis offerte de venir moi-même vous le faire savoir. » Martucio la remercia de sa politesse, et la suivit incontinent. Quand Constance le vit, elle faillit mourir de joie ; elle courut l’embrasser, et, sans pouvoir lui dire un seul mot, elle se mit à pleurer. Martucio, de son côté, demeura quelque temps sans pouvoir lui parler, tant il fut saisi en la reconnaissant ;