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pays, s’il eût voulu y retourner. Mais l’ambition d’augmenter ses richesses le retint encore sur mer, et cette ambition démesurée causa son malheur. Il fut attaqué à son tour par des Sarrasins ; il se défendit longtemps, mais enfin il fallut céder à la force. Il fut pris avec tout ce qu’il avait piraté, et conduit à Tunis, où il demeura longtemps prisonnier, dans une extrême misère. La plupart de ses compagnons avaient été tués dans le combat, et son vaisseau coulé à fond, après que les Barbaresques l’eurent pillé.

Bientôt le bruit courut à Lipari que Martucio, et tous ceux qui s’étaient embarqués avec lui, avaient péri sur mer. Constance, que le départ de son amant avait fort affligée, ne pouvait se consoler de sa perte. Après avoir longtemps pleuré sur sa malheureuse destinée, elle résolut de ne plus vivre ; mais ne pouvant gagner sur soi de se détruire elle-même, elle s’avisa d’un moyen assez singulier pour se réduire à la nécessité de mourir. Elle sortit un jour secrètement de la maison de son père, et s’en alla au port, dans l’intention d’entrer dans la première barque de pêcheur qu’elle trouverait vide, pour s’abandonner ensuite à la merci des vents et des flots. Elle en aperçut une, séparée de toutes les autres, qu’elle trouva fournie de mâts, de voiles et de rames, parce que les matelots en étaient sortis depuis peu. Elle y entre, la détache, et prend le large à force de rames et de voiles ; car elle entendait un peu la navigation, comme toutes les femmes de cette île. Quand elle se vit en pleine mer, elle abandonna les rames et le gouvernail, persuadée, ou que sa barque, qui n’était pas lestée, serait bientôt submergée, ou qu’elle irait se briser contre quelque rocher, ce qui lui procurerait une mort inévitable. Dans cette espérance, elle s’enveloppa la tête d’un manteau, et se coucha au fond de la barque, priant Dieu d’avoir seulement pitié de son âme. Par bonheur l’événement ne répondit point à son attente : la mer était tranquille, et le peu de vent qu’il faisait, poussant vers les côtes de Barbarie, conduisit le bateau, dans l’espace d’environ vingt-quatre heures, en un petit havre, près la ville de Souse, dépendante du royaume de Tunis. Comme la jeune fille n’avait point levé la tête, elle ne savait si elle était en terre ou en mer. Lorsque le bateau vint à bord, il y avait sur le rivage une vieille femme, occupée à plier des filets de pêcheurs, qu’elle avait mis sécher au soleil. Surprise de la voir arriver à pleines voiles, et donner contre terre, sans que personne parût, elle crut que les pêcheurs s’étaient endormis. Pour s’en convaincre, elle entre dans la barque, et ne trouve qu’une fille, étendue tout de son long sur les planches, empaquetée d’un grand manteau. Elle s’approche, et s’apercevant qu’elle dormait profondément, elle l’appelle, et la secoue jusqu’à ce qu’elle soit éveillée. Elle reconnut à ses habits, quand elle l’eut fait lever, que c’était une chrétienne ; elle lui demanda aussitôt en italien par quelle aventure elle se trouvait là toute seule. La jeune fille, entendant parler sa langue, crut que le vent avait changé, et l’avait repoussée vers l’île d’où elle était