Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/32

Cette page n’a pas encore été corrigée

droiture de son caractère que par sa probité. Il était l’intime ami d’un très-riche juif, marchand comme lui, et non moins honnête homme. Comme il connaissait mieux que personne ses bonnes qualités : « Quel dommage, disait-il en lui-même, que ce brave homme fût damné ! » Il crut donc devoir charitablement l’exhorter à ouvrir les yeux sur la fausseté de sa religion, qui tendait continuellement à sa ruine, et sur la vérité de la nôtre, qui prospérait tous les jours.

Abraham lui répondit qu’il ne connaissait de loi si sainte ni meilleure que la judaïque ; qu’étant né dans cette loi, il voulait y vivre et mourir, et que rien ne serait jamais capable de le faire changer de résolution.

Cette réponse ne refroidit point le zèle de Jeannot. Quelques jours après, il recommença ses remontrances. Il essaya même de lui prouver, par des raisons telles qu’on pouvait les attendre d’un homme de sa profession, la supériorité de la religion chrétienne sur la judaïque ; et quoiqu’il eût affaire à un homme très-éclairé sur les objets de sa croyance, il ne tarda pas à se faire écouter avec plaisir. Dès lors il réitéra ses instances ; mais Abraham se montrait toujours inébranlable. Les sollicitations d’une part et les résistances de l’autre allaient toujours leur train, lorsque enfin le juif, vaincu par la constance de son ami, lui tint un jour le discours que voici :

« Tu veux donc absolument, mon cher Jeannot, que j’embrasse ta religion ? Eh bien, je consens de me rendre à tes désirs ; mais à une condition, c’est que j’irai à Rome pour voir celui que tu appelles le vicaire général de Dieu sur la terre, et étudier sa conduite et ses mœurs, de même que celles des cardinaux. Si, par leur manière de vivre, je puis comprendre que ta religion soit meilleure que la mienne (comme tu es presque venu à bout de me le persuader), je te jure que je ne balancerai plus à me faire chrétien ; mais si je remarque le contraire de ce que j’attends, ne sois plus étonné si je persiste dans la religion judaïque, et si je m’y attache davantage. »

Le bon Jeannot fut singulièrement affligé de ce discours. « Ô ciel ! disait-il, je croyais avoir converti cet honnête homme, et voilà toutes mes peines perdues ! S’il va à Rome, il ne peut manquer d’y voir la vie scandaleuse qu’y mènent la plupart des ecclésiastiques, et alors, bien loin d’embrasser le christianisme, il deviendra sans doute plus juif que jamais. » Puis, se tournant vers Abraham : « Eh ! mon ami, lui dit-il, pourquoi prendre la peine d’aller à Rome, et faire la dépense d’un si long voyage ? Outre qu’il y tout à craindre sur mer et sur terre pour un homme aussi riche que toi, crois-tu qu’il manque ici de gens pour te baptiser ? Si, par hasard, il te reste encore des doutes sur la religion chrétienne, où trouveras-tu des docteurs plus savants et plus éclairés qu’à Paris ? En est-il ailleurs qui soient plus en état de répondre à tes questions, et de résoudre toutes les difficultés que tu peux proposer ? Ainsi ce voyage est très-inutile. Imagine-toi, mon cher Abraham, que les prélats de Rome sont semblables à ceux