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rencontré, il crut devoir le garder toute sa vie. L’amour qu’il conservait toujours pour elle et le désir de la posséder le portèrent plusieurs fois à prier Chypsée, son père, de la lui donner en mariage ; mais le père d’Éphigène répondit toujours qu’il l’avait promise à un gentilhomme de Rhodes, nommé Pasimonde, auquel il ne voulait pas manquer de paroles. Chimon était trop épris, trop passionné et avait trop fait pour renoncer à sa maîtresse : il jura que nul autre que lui ne la posséderait. À peine fut-il instruit que le Rhodien avait envoyé un vaisseau pour la prendre, et qu’elle était sur le point de partir : « Aimable et cher objet de ma flamme, dit-il en lui-même, voici le moment de te faire connaître combien je t’aime. Tu m’as rendu homme ; je ne doute point que je ne devienne pour toi un héros. Oui, je te posséderai ou je perdrai la vie. » Dans ce dessein, il rassembla plusieurs de ses amis, quelques soldats, et s’embarqua avec eux sur un vaisseau qu’il avait fait armer secrètement, pour aller attendre celui qui devait conduire à Rhodes l’aimable reine de son cœur : il ne l’attendit pas longtemps. Le père d’Éphigène ayant fait les honneurs convenables aux parents de son gendre futur, sa fille ne tarda pas à se mettre en mer. Elle fut rencontrée le lendemain par Chimon, qui était aux aguets pour la voir passer. Il s’approche des Rhodiens ; et quand il en est assez près pour pouvoir se faire entendre, il monte sur la proue, et leur crie de mettre bas les voiles, ou de s’attendre à être pris et jetés dans la mer. Voyant qu’ils se disposaient à se défendre, on lança promptement un harpon sur le vaisseau, et, l’ayant accroché, Chimon monte à l’abordage ; et, sans attendre qu’il soit secondé d’aucun des siens, s’élance sur l’équipage, l’épée à la main, et en fait un carnage horrible. Les Rhodiens effrayés, et contraints de céder à sa valeur, demandent grâce, presque tous d’une commune voix, et offrent de se rendre prisonniers. « Mes amis, leur dit alors Chimon, ce n’est ni par haine ni par l’espoir du butin que j’ai pris les armes contre vous, mais uniquement pour me rendre maître d’un objet qui m’est mille fois plus précieux que la vie, et qu’il vous est facile de me livrer. Je ne vous demande qu’Éphigène : son père me l’a refusée en mariage, et l’amour que j’ai pour elle m’a contraint de recourir aux armes, plutôt que de la laisser marier à un étranger, qui ne saurait l’aimer autant que moi. Je prétends l’épouser, et crois la mériter aussi bien que Pasimonde. Donnez-la-moi donc, et je vous laisse la vie avec la liberté. »

Les Rhodiens, qui n’étaient pas les plus forts, cédèrent à la nécessité, et livrèrent avec regret Éphigène, qui fondait en larmes. Chimon la consola de son mieux ; il la fit passer sur son vaisseau, sans exiger autre chose des Rhodiens. Ravi d’une si belle conquête, son premier soin fut de calmer ses inquiétudes, et d’essuyer les pleurs qu’elle ne cessait de répandre, « Ne vous chagrinez point, ma chère amie, vous serez plus heureuse avec moi que vous ne l’auriez été avec Pasimonde, qui ne vous connaît pas, qui ne peut, par conséquent,