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qu’il ne fût mort. Elle l’agite de nouveau, le pince plus vivement, lui pose les doigts sur la flamme de la chandelle, et voyant qu’il se brûle sans les retirer, elle ne doute plus qu’il ne soit mort. On sent quelle dut être son affliction. Elle pleura, se lamenta avec le moins de bruit qu’il lui fut possible ; mais craignant enfin d’ajouter la honte et le déshonneur à son chagrin, si l’événement venait à se découvrir, elle commença à rêver aux moyens qu’elle devait prendre pour mettre sa réputation à couvert. Elle va trouver sa fidèle servante, lui raconte en peu de mots sa triste aventure et lui demande conseil. La confidente, bien étonnée, comme on l’imagine, ne peut croire que Roger soit véritablement mort, qu’auparavant elle ne l’ait pincé, secoué de toute manière, sans en avoir arraché la moindre marque de sentiment ; mais alors, n’en doutant plus, elle fut d’avis de le porter hors de la maison. « Comment faire, répondit sa maîtresse, pour qu’on n’imagine pas que c’est ici qu’il est mort ? car on ne manquera pas de le soupçonner, lorsqu’on le trouvera dans la rue. — Que cela ne vous inquiète point, madame : j’ai vu tantôt, à nuit close, une espèce de coffre devant la boutique du menuisier du coin, qu’on a sans doute oublié d’enfermer, et qui fera notre affaire, s’il y est encore. Cette caisse n’est pas grande, mais nous pourrons l’y mettre dedans ; puis, quand nous l’y aurons enfermé, nous lui donnerons trois ou quatre coups de couteau, qui persuaderont qu’il a été assassiné ; on le croira d’autant plus aisément, que sa conduite, comme vous savez, lui a fait beaucoup d’ennemis. On imaginera qu’il a été tué en flagrant délit, et votre honneur, par ce moyen, sera à couvert. » Le conseil de la servante fut trouvé bon. Sa maîtresse consentit à le suivre, aux coups de couteau près, qu’elle ne pourrait jamais se résoudre de lui donner, et qui lui paraissaient d’ailleurs inutiles. Cette fille intelligente alla donc voir si la caisse était encore au même endroit, et l’y ayant trouvée, elle revint promptement l’annoncer à sa maîtresse, qui l’aida à charger le corps de Roger sur ses épaules, et qui sortit devant pour faire sentinelle, afin de n’être rencontrées par personne. Arrivées à l’endroit où était le coffre, elles l’ouvrent, y mettent le corps de Roger, et s’en retournent précipitamment après l’avoir refermé.

Ce même jour, deux jeunes gens qui prêtaient sur gages étaient venus se loger dans ce quartier, deux ou trois maisons au-dessus de celle du menuisier. Ayant aperçu le coffre, et n’étant pas riches en meubles, ils avaient formé le projet de l’emporter chez eux, dans le cas qu’on ne le retirât point. Ils sortent vers le minuit, dans l’intention de s’en assurer, et le trouvant à la même place, ils se hâtent de l’emporter, sans s’inquiéter ni du poids, ni de ce qu’il y avait dedans. De retour chez eux, où ils étaient sans lumière, ils le posèrent dans un coin de la chambre où couchaient leurs femmes, et s’en allèrent dormir dans la leur, qui donnait dans celle-là.

Or, il advint que Roger, qui avait cuvé son breuvage, et qui dormait depuis