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s’étaient postés derrière une cloison qui séparait sa chambre de la leur, et, prêtant une oreille attentive, ils avaient entendu toutes les choses que le malade disait au cordelier, dont quelques-unes faillirent à les faire éclater de rire. « Quel homme est celui-ci ! disaient-ils de temps en temps. Quoi ! ni la vieillesse, ni la maladie, ni les approches d’une mort certaine, ni même la crainte de Dieu, au tribunal duquel il va comparaître dans quelques moments, n’ont pu le détourner de la voie de l’iniquité, ni l’empêcher de mourir comme il a vécu ! » Mais voyant qu’il aurait les honneurs de la sépulture, le seul objet qui les intéressât, ils s’inquiétèrent fort peu du sort de son âme.

Peu de temps après, on porta effectivement le bon Dieu à Chappellet. Son mal augmenta, et cet honnête homme mourut sur la fin du même jour, après avoir reçu la dernière onction. Les deux frères se hâtèrent d’en avertir les cordeliers, afin qu’ils fissent les préparatifs de ses obsèques, et qu’ils vinssent, selon la coutume, faire des prières auprès du mort.

À cette nouvelle, le bon père qui l’avait confessé alla trouver le prieur du couvent, et fit assembler la communauté. Quand tous ses confrères furent réunis, il leur fit entendre que maître Chappellet avait toujours vécu saintement, autant qu’il avait pu en juger par sa confession, et qu’il ne doutait pas que Dieu n’opérât par lui plusieurs miracles ; il leur persuada en conséquence qu’il convenait de recevoir le corps de ce saint homme avec dévotion et révérence. Le prieur et les autres religieux, également crédules, y consentirent, et allèrent tous solennellement passer la nuit en prières autour du mort. Le lendemain, vêtus de leurs aubes et de leurs grandes chapes, le livre à la main, précédés de la croix, ils vont chercher ce corps saint, et le portent en pompe dans leur église, suivis d’un grand concours de peuple. Le père qui l’avait confessé monta aussitôt en chaire, et dit des merveilles du mort, de sa vie, de ses jeûnes, de sa chasteté, de sa candeur, de son innocence et de sa sainteté. Il n’oublia pas de raconter, entre autres choses, ce que le bienheureux Chappellet lui avait déclaré comme son plus grand péché, et la peine qu’il avait eue à lui faire entendre que Dieu pût le lui pardonner. Prenant de là occasion de censurer ses auditeurs, il se tourne vers eux, et s’écrie : « Et vous, enfants du démon, qui pour le moindre sujet blasphémez le Seigneur, la Vierge, sa mère et tous les saints du Paradis, pensez-vous que Dieu puisse vous pardonner ? » Il s’étendit beaucoup sur sa charité, sur sa droiture, et sur l’excessive délicatesse de sa conscience. En un mot, il parla avec tant de force et d’éloquence de toutes ses vertus, et fit une telle impression sur l’esprit de ses auditeurs, qu’aussitôt après que le service fut fini, on vit le peuple fondre en larmes sur le corps de Chappellet. Les uns baisaient dévotement ses mains, les autres déchiraient ses vêtements ; et ceux qui pouvaient en arracher un petit morceau s’estimaient fort heureux. Pour que tout le monde pût le voir, on le laissa exposé tout ce jour-là, et quand la nuit fut