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tournoi aux environs de la Provence. Cette circonstance parut favorable à l’exécution de son dessein. Il fait savoir à Gardastain la nouvelle du tournoi, en le priant de le venir trouver, pour délibérer ensemble s’ils iraient, et de quelle manière ils s’habilleraient. Celui-ci, charmé de l’invitation, répondit qu’il irait sans faute le lendemain souper avec lui.

Guillaume de Roussillon crut ne pas devoir différer plus longtemps sa vengeance. Dès le matin, armé de pied en cap, il monte à cheval, suivi de quelques domestiques, et va se mettre en embuscade à une demi-lieue de son château, dans un bois par où Gardastain devait passer. Après avoir attendu quelque temps, il le voit venir accompagné de deux valets seulement, et sans armes, comme gens qui ne se défient de rien. Aussitôt qu’il l’aperçoit, il court à lui comme un furieux, la lance à la main, et la lui plonge dans le sein en lui disant : « Voilà comme je me venge de la perfidie de mes amis. » Le chevalier, percé d’outre en outre, tombe mort, sans avoir eu le temps de proférer une seule parole. Ses domestiques piquent des deux, et s’en retournent au grand galop d’où ils venaient, sans savoir par qui leur maître avait été si lestement assassiné.

Roussillon, se voyant seul avec ses gens, descend de cheval, ouvre, avec un couteau, le corps de Gardastain, lui arrache le cœur, l’enveloppe d’une banderole de lance, et ordonne à un de ses domestiques de l’emporter, avec défense à tous de jamais parler de ce qui venait de se passer, s’ils ne voulaient s’exposer à tout son ressentiment. Il reprit ensuite le chemin du château, et y arriva qu’il était déjà nuit.

La dame, qui savait que Gardastain devait aller souper chez elle, l’attendait avec l’impatience d’une femme qui l’aimait tendrement. Surprise de ne le voir point venir avec son mari, elle lui en demanda la raison. « Il m’a fait dire, lui répondit-il, qu’il ne viendrait que demain. » Cette réponse ne plut guère à la belle ; mais force lui fut de n’en rien témoigner.

À peine Guillaume avait-il mis pied à terre, qu’il appela son cuisinier. « Tiens, lui dit-il, prends ce cœur de sanglier, et prépare-le de la manière la plus délicate et la plus ragoûtante. Tu me le feras servir dans un plat d’argent. » Le cuisinier lui obéit, employa toute sa science pour l’apprêter, et en fit le meilleur hachis du monde.

L’heure du souper arrivée, Guillaume se mit à table avec sa femme. L’idée du crime qu’il venait de commettre le rendait rêveur et lui ôtait l’appétit ; aussi mangea-t-il fort peu. On servit le hachis, dont il ne mangea point. La dame, qui ce soir-là était de fort bon appétit, en goûta, et le trouva si bon, qu’elle le mangea tout. « Comment avez-vous trouvé ce mets ? lui dit alors son mari. — Excellent, répondit-elle. — Je n’ai pas de peine à le croire, répliqua Guillaume ; il est assez naturel de trouver bon mort, ce qui vous a tant plu étant vivant. — Comment ? dit la dame après un moment de silence ; que m’avez-vous