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baiser qu’il fit à la dame avait porté un feu dévorant dans son âme ; mais ce feu ne l’empêchait sans doute pas d’avoir son corps gelé de froid. On était dans l’hiver ; il demanda pour dernière grâce qu’il lui fût au moins permis de se coucher à côté d’elle, pour se réchauffer un peu, avec promesse de ne lui rien faire qui pût lui déplaire le moins du monde, et de se retirer aussitôt après qu’il se sentirait réchauffé. La jeune femme, touchée de compassion, lui accorda cette petite grâce, à condition toutefois qu’il ne lui parlerait plus de rien. Elle se pousse donc pour lui faire place, et Jérôme se met doucement à son côté. Le pauvre garçon ne jouit pas longtemps de cette légère faveur ; car, soit qu’il succombât à la douleur de n’être plus aimé de celle qu’il avait lui-même tant aimée et qu’il idolâtrait encore, soit que les efforts qu’il faisait pour retenir les mouvements impétueux de sa passion eussent détraqué ses organes, il mourut incontinent, sans proférer une seule parole. La belle, surprise de sa grande tranquillité, et voyant qu’il ne se pressait point de se retirer, prit le parti de l’en prier. Comme elle n’en recevait point de réponse, elle crut qu’il s’était endormi. Elle avance alors la main, et se met en devoir de l’éveiller. Étonnée de le trouver froid comme glace, elle le touche, le secoue, le retouche, et ne doute pas qu’il ne soit mort. On peut imaginer quels durent être sa douleur et son embarras. Quel parti prendre ? que faire en pareille conjoncture ? Que dira-t-elle à son mari ? Elle imagina de le pressentir sur le fait, avant de lui dire qu’il lui fût personnel. Après l’avoir éveillé, elle le lui raconta comme étant arrivé à une femme de sa connaissance ; puis elle lui demanda quel conseil il lui donnerait, si elle se trouvait elle-même dans un cas pareil. Le mari répondit qu’il faudrait porter sans bruit le corps du galant devant sa maison, sans savoir mauvais gré de l’aventure à la femme, puisqu’elle n’y aurait point donné lieu. « C’est donc, répliqua-t-elle, ce que nous avons à faire. » Elle lui prit en même temps la main, et lui fit toucher le corps glacé de Jérôme. Le mari, fort chagrin d’un pareil événement, se lève, allume une chandelle, prend le mort sur ses épaules, et, sans faire le moindre reproche à sa femme, qu’il croit vraiment innocente, le porte devant la maison de sa mère, et revient tranquillement se coucher.

Le lendemain, toute la ville fut instruite de cette mort. On ne savait à quoi l’attribuer. La mère de Jérôme était inconsolable. Elle fit examiner le corps de son fils par des médecins qui, n’y trouvant ni plaie ni meurtrissure, dirent qu’il devait être mort de chagrin. Il fut porté à l’église, où la mère, suivant notre usage, se rendit en habits de deuil, accompagnée des parents et des amis du voisinage.

Cependant le mari de la fille Silvestre, curieux d’apprendre si l’on savait quelque chose de l’aventure, engagea sa femme à se couvrir d’un voile, à aller à l’église, à se mêler parmi les femmes du deuil, pour tâcher de découvrir ce