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comme s’il voulait m’arracher le cœur, sans que je fasse le moindre mouvement pour fuir ou pour lui résister. La violence du mal que je croyais sentir m’ayant alors éveillé, mon premier mouvement a été de porter ma main sur le côté, et le trouvant sans blessure, je ne pus m’empêcher de rire, un moment après, de ma crédulité. Ce songe, continua-t-il, ne signifie absolument rien. J’en ai fait cent fois de pareils, et de plus affreux encore, sans qu’il m’en soit jamais rien arrivé de fâcheux. Ainsi, ma chère amie, moquez-vous de celui que vous avez fait comme je me ris du mien. Ne pensons qu’à nous bien aimer et qu’à jouir des plaisirs de l’amour.

Le récit de ce songe redoubla la frayeur de la belle ; mais, comme elle craignait d’attrister son amant, elle lui cacha ses craintes autant qu’il lui fut possible. Pour mieux lui donner le change sur les noirs et confus pressentiments qu’elle avait et pour tâcher de les oublier elle-même, elle l’embrassait et le caressait de temps en temps. Mais elle avait beau lui prodiguer ses caresses et en recevoir de sa part, qui n’étaient ni moins tendres, ni moins vives, son imagination alarmée lui présageait continuellement quelque malheur et lui causait des distractions. Elle regardait son amant plus que de coutume, et ne détournait ses regards de dessus lui que pour les porter de tous les côtés du jardin, pour voir s’il ne paraissait rien de noir. Dans un des moments où elle était occupée de regarder de part et d’autre, elle entend Gabriel pousser un gros soupir et lui dire d’une voix presque éteinte : « À mon secours, ma chère amie ; hélas ! je me meurs. » À peine a-t-il prononcé ces paroles, qu’il tombe à ses pieds. Andrée se hâte de le relever, appuie sa tête contre ses genoux, et l’arrosant de ses larmes, lui demande, tout éperdue, quelle est la cause de son mal. Son amant n’a pas la force de lui répondre ; une sueur froide couvre son visage, il se sent suffoquer : un moment après il rend le dernier soupir. Il serait difficile d’exprimer la douleur de sa maîtresse, qui l’aimait avec passion. Elle l’appelle, porte ses mains tremblantes sur tous ses membres pour s’assurer s’il vit encore ; et le trouvant sans mouvement et froid comme glace, elle gémit, elle pleure, elle se désespère. Ne pouvant plus douter qu’il ne fût mort, elle va, tout éplorée, appeler sa femme de chambre et lui faire part, en sanglotant, du malheur qui vient d’arriver. Après avoir follement tenté de rappeler Gabriel à la vie et avoir répandu bien des larmes sur son corps, Andrée dit à sa domestique d’un ton de désespoir que, puisqu’elle avait perdu ce qu’elle avait de plus cher au monde, elle était résolue de renoncer à la vie ; mais qu’avant de se donner la mort, elle voudrait bien trouver moyen de mettre son honneur à couvert, et de faire rendre à son cher amant les honneurs de la sépulture. « Dieu vous préserve, mademoiselle, répondit la confidente, de devenir homicide de vous-même ! Ce serait le vrai moyen de perdre votre amant dans l’autre monde comme vous l’avez perdu dans celui-ci : vous iriez droit en enfer, où je suis assurée que l’âme de cet honnête