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messire Le Noir, où nos amants ne tardèrent pas à se livrer à toutes les jouissances de l’amour. Pour cimenter leur union de manière que la mort seule fût capable de la rompre, ils prirent le parti de se marier secrètement, si l’on peut appeler mariage une promesse réciproque faite par serment et par écrit d’être toujours unis et de s’épouser dès qu’ils en auraient la liberté.

Continuant donc de se voir comme mari et femme, il arriva que la jeune demoiselle rêva une nuit qu’elle était dans le jardin avec son cher Gabriel, qu’elle le tenait entre ses bras ; que dans cette situation elle avait vu sortir du corps de son amant quelque chose de noir et d’affreux, dont elle n’avait pu démêler la forme ; que ce je ne sais quoi, ayant saisi Gabriel, avait, malgré ses efforts, arraché cet amant d’entre ses bras, et qu’ensuite cette espèce de fantôme avait disparu avec sa proie, après s’être roulé quelque temps par terre. La douleur que lui causa ce songe vraiment effrayant la réveilla en sursaut. Elle eut peine à revenir de sa frayeur. Quoiqu’elle eût repris l’usage de ses sens et qu’elle fût très-contente de voir que ce n’était qu’un rêve, elle ne laissait pas d’être inquiète par la crainte que ce songe ne se réalisât. C’est pourquoi elle fit tout son possible pour empêcher Gabriel, qui devait aller la voir la nuit suivante, de se rendre au jardin. Néanmoins, comme son amant s’obstinait à ne point vouloir faire le sacrifice de ce rendez-vous, et qu’elle craignait de lui déplaire et de donner lieu à des soupçons injurieux à sa fidélité, elle consentit à le recevoir. Après s’être amusés un moment à cueillir des roses blanches, des roses vermeilles et d’autres fleurs, ils allèrent s’asseoir auprès d’une fontaine, où ils avaient coutume de se rendre pour goûter les divins plaisirs de l’amour. Quand ils se furent assez caressés, Gabriel voulut savoir la raison pourquoi sa maîtresse l’avait fait prier de remettre ce rendez-vous à un autre jour. Elle ne se fit aucun scrupule de la lui dire, et lui raconta son rêve, en lui témoignant combien elle en avait été alarmée. Le jeune homme rit beaucoup de sa simplicité, lui faisant remarquer que les songes ne signifient rien, et qu’ils n’ont, le plus souvent, d’autre cause que l’excès ou le trop de sobriété dans le manger. « S’il fallait ajouter foi aux songes, continua-t-il, j’en ai fait un aussi la nuit dernière, qui m’aurait empêché de venir ici. J’ai rêvé que, chassant dans une belle et vaste forêt, j’avais rencontré une biche extrêmement blanche, et tout à fait jolie, qui s’était en peu de temps si familiarisée avec moi, qu’elle me suivait partout. Flatté d’une telle affection, j’ai beaucoup caressé ce joli petit animal. Je m’y suis si fort attaché, que, de peur de le perdre, j’ai mis à son cou un collier d’or, duquel pendait une chaîne du même métal, que je tenais à la main. Après avoir marché quelque temps, je m’arrête pour me reposer, et mets sur mes genoux la tête de la biche, qui me paraissait également fatiguée, lorsqu’une lionne noire, affamée et horrible à voir, sortie de je ne sais où, s’offre tout à coup à mes regards. Ce hideux animal se jette aussitôt sur moi et me déchire le côté gauche,