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Cependant, comme le commerce de galanterie allait toujours son train et qu’il pouvait en résulter des suites fâcheuses pour leur sœur, ils se lassèrent d’attendre et prirent le parti de le rompre pour jamais. Dans cette idée, ils engagèrent un jour leur commis à aller se promener avec eux hors de la ville. Arrivés dans un lieu extrêmement solitaire, ils se jetèrent tout à coup sur lui et le poignardèrent, sans qu’il eût le temps de faire la plus petite résistance. Après l’avoir enterré sans être vus de personne, ils retournèrent à Messine, où ils firent courir le bruit qu’ils l’avaient éloigné pour les affaires de leur commerce. On le crut d’autant plus facilement, qu’il leur était souvent arrivé de l’envoyer en divers endroits. Mais comme il ne revenait pas, Isabeau, qui ne s’accommodait point de son absence, ne cessait de demander à ses frères quand est-ce qu’il serait de retour. Un jour qu’elle le demandait très-instamment : « Que signifie donc ceci ? lui dit un de ses frères. Qu’as-tu affaire de Laurent, pour te montrer si empressée de le revoir ? S’il t’arrive encore d’en parler, tu dois t’attendre à être traitée comme tu le mérites. » Isabeau, intimidée par une réponse si brusque et ne sachant à quoi attribuer cette menace, n’osa plus en demander des nouvelles. Cependant elle ne cessait de penser à lui et de gémir sur la longueur de son absence. Elle l’appelait souvent pendant la nuit, et le conjurait de venir essuyer les larmes que le chagrin d’en être séparée lui faisait répandre. Elle était inconsolable ; mais elle n’osait se plaindre à personne ; l’image de son amant ne la quittait pas un seul instant. Une nuit, après avoir longtemps soupiré avec larmes sur une absence aussi cruelle, elle s’endormit tout en lui faisant des reproches de son retardement à venir la consoler. Le sommeil ne se fut pas plutôt emparé de ses sens qu’elle crut voir Laurent en personne, pâle, défait, vêtu d’habits déchirés et couverts de sang, et lui entendre dire ces propres mots : « Hélas ! ma chère Isabeau, c’est vainement que tu m’appelles et que tu te tourmentes en me reprochant ma longue absence. Apprends, ma chère amie, que je ne peux plus revenir te voir. Tes frères m’ont tué le dernier jour que tu me vis ; » et, après lui avoir indiqué le lieu où ils l’avaient enterré, il disparut.

La jeune fille, à son réveil, crut à son songe comme à un article de foi, et se mit à pleurer amèrement. Lorsqu’elle fut levée, elle fut tentée d’en parler à ses frères ; mais, toute réflexion faite, elle n’en fit rien, de peur de les aigrir davantage. Elle résolut de se rendre seulement à l’endroit désigné, pour voir si celui qui lui avait apparu était réellement mort. Ayant donc obtenu de ses frères la permission d’aller se promener hors de la ville, avec son ancienne bonne, elle va tout droit en ce lieu. Son premier soin est de chercher la terre qui paraissait le plus fraîchement remuée. Elle s’arrête et creuse dans l’endroit où elle aperçoit une petite éminence. Elle ne fouille pas longtemps sans trouver le corps de son cher amant, qui n’était encore ni corrompu, ni défiguré, et