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en marchand, et pénétra jusqu’à la fille du roi, sous prétexte de lui montrer des bijoux. Pendant qu’elle les examinait, il trouva moyen de lui déclarer l’amour qu’elle avait inspiré au célèbre Gerbin, et lui offrit les services et la main de ce prince, dans le cas qu’elle voulût répondre à ses sentiments. La Sarrasine, flattée de cette déclaration, répondit à l’ambassadeur que son cœur avait déjà prévenu les intentions de Gerbin ; qu’elle l’aimait tendrement, depuis qu’elle avait entendu parler de son grand mérite ; qu’elle s’estimait heureuse de pouvoir lui en donner des preuves ; puis elle ôta de son doigt le plus précieux de ses anneaux, et le lui remit, avec ordre de le donner au prince, comme un gage de la sincérité de son estime et de sa tendresse.

Gerbin reçut cet anneau avec la plus grande joie qu’il soit possible d’imaginer. Il lui écrivit pour lui peindre l’excès de sa satisfaction, et lui envoya, par le même confident, des présents magnifiques. Ce commerce dura quelque temps à l’insu des deux rois. Rien n’était plus tendre, plus passionné que les lettres de ces amants. Il ne manquait à leur bonheur que de se voir pour ne plus se quitter. Ils paraissaient formés l’un pour l’autre. Mais tandis qu’ils s’occupaient des moyens de se réunir, il arriva que le roi de Tunis promît sa fille au roi de Grenade. À la nouvelle de cette future alliance, la princesse faillit mourir de chagrin. Elle était inconsolable de se voir à la veille de perdre un amant qui pouvait seul la rendre heureuse. Elle aurait été le joindre bien volontiers, s’il lui eût été possible de se dérober à l’autorité paternelle ; mais le peu d’apparence du succès l’empêcha de rien hasarder.

La nouvelle de ce mariage fut pareillement un coup de foudre pour Gerbin. Il voyait ses plus douces espérances trompées ; mais, comme l’amour qui l’enflammait était fondé sur l’estime, il paraissait moins touché de son propre malheur que de celui de sa maîtresse. Ce qui achevait de le désespérer, c’est qu’il ne voyait point de remède à son infortune. Il ne pouvait cependant se déterminer à renoncer à la princesse. La seule idée de la voir passer dans d’autres bras le faisait frémir. Certain de n’être heureux qu’avec elle, persuadé qu’elle ne pouvait l’être qu’avec lui, il forme enfin la résolution de l’enlever, s’il arrive qu’on la conduise par mer à son époux. Ce projet était sans doute extravagant ; mais les passions fortes raisonnent-elles ? Elles ne cherchent qu’à se satisfaire, à quelque prix que ce soit.

Le roi de Tunis ayant eu vent de l’amour de Gerbin pour sa fille, et craignant que ce prince, dont il connaissait le courage, ne se portât à quelque violence, prit le sage parti d’envoyer des ambassadeurs au roi de Sicile, pour lui notifier le mariage de sa fille et lui demander un sauf-conduit qui la mît à couvert de toute insulte. Le vieux roi Guillaume, qui ignorait parfaitement l’amour de Gerbin et qui était loin de soupçonner qu’on demandât une sûreté par rapport à ce jeune prince, accorda volontiers le sauf-conduit,