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même ardeur. Depuis ce moment, il ne pouvait faire un pas sans que la Marseillaise le suivît ou le fît épier : elle l’accablait de reproches, et devint d’une si grande jalousie, qu’elle s’emportait contre lui pour la moindre chose capable de lui donner de l’ombrage ; mais comme les difficultés enflamment le désir, plus elle faisait d’efforts pour éloigner son amant de sa rivale, plus elle augmentait la nouvelle passion de Restaignon. On ignore s’il vint à bout d’obtenir les faveurs du nouvel objet qui l’avait enflammé ; on sait seulement que Ninette, d’après certains rapports ou indices, ne douta point qu’il n’eût consommé l’infidélité. Le dépit qu’elle en conçut la plongea dans une mélancolie extrême ; elle eut bientôt autant d’aversion pour son amant qu’elle avait eu auparavant de passion et de tendresse, et s’abandonnant à son ressentiment et à sa fureur, elle résolut de se défaire de l’infidèle. Elle s’adresse, dans ce dessein, à une vieille Grecque, savante dans l’art d’empoisonner, et l’engage, par prières et par argent, à lui composer une liqueur meurtrière, qu’elle fit prendre à Restaignon un soir qu’il était fort échauffé, et qu’il ne s’attendait à rien moins qu’à une vengeance. L’effet du poison fut si prompt qu’il mourut pendant la nuit. La nouvelle de cette mort subite fit le plus grand chagrin à Foulques, à son frère et aux deux sœurs, qui en ignoraient la cause. Ninette affecta de la tristesse comme les autres, afin d’écarter le soupçon de son crime, qui ne laissa pourtant pas d’être découvert.

Quelque temps après, le bon Dieu permit que la vieille Grecque fût arrêtée pour quelque autre mauvaise action qu’elle avait commise. On la mit à la question ; et dans la confession qu’elle fit de ses crimes, elle déclara qu’elle avait eu part à la mort de Restaignon, par le poison qu’elle avait délivré à sa maîtresse. D’après cette déclaration, le duc de Candie, sans s’ouvrir à personne sur ce qu’il projetait, alla pendant la nuit, à la tête de plusieurs soldats, entourer le palais qu’habitaient les Provençaux, et fit prendre Ninette. Cette fille, sans attendre qu’on la mît à la question, avoua tout ce qu’on voulut. On imagine sans peine quel dut être l’étonnement de Foulques et de Huguet lorsqu’ils apprirent du duc la cause de l’emprisonnement de la sœur de leurs maîtresses. Celles-ci n’eurent ni moins de surprise, ni moins de douleur. Les uns et les autres employèrent toute sorte de moyens pour la soustraire à la peine qu’elle méritait ; mais ils désespéraient d’y réussir, tant le duc paraissait déterminé à ne lui faire aucune grâce. Madeleine, qui était jeune et belle, à qui le duc avait fait quelque temps sa cour, mais sans fruit, pensa qu’un peu de complaisance pourrait sauver sa sœur. Dans cette vue, elle envoya secrètement chez le duc, et lui lit dire, par un commissionnaire intelligent, qu’elle consentirait à ses désirs s’il voulait lui rendre sa sœur et lui promettre un secret inviolable. Cette proposition fit grand plaisir au duc ; il balança toutefois pour l’accorder ; mais enfin l’amour l’emporta sur la raison et la justice. Il donna des ordres pour